Capture d'écran d'ONO, le dernier clip d'High Five Crew

Chronique : Silicon Valley ou les destins liés du High Five Crew

Ce n’est plus un secret pour personne : l’avènement d’internet et plus précisément des partages via les réseaux sociaux sont une véritabe bénédiction pour le rap français. Plus nécessairement besoin d’un relai de la part des médias mainstream ou d’un passage à Planète Rap. Ceux qui ont su en tirer le plus profit restent à ce jour les membres de L’Animalerie. Le crew lyonnais a réussi à se constituer une véritable fanbase solide sans promotion par la seule force de ses freestyles en noir et blanc capturés dans le studio du producteur Oster Lapwass. C’est bien de là que vient également le High Five Crew. Le jeune groupe parisien initialement composé d’Eden Dillinger, Spider ZED, Assassam, LecHad et Calvin Davey s’est fait connaitre du grand public suite à un partage du youtubeur SebLaFrite. Le compteur de vues du clip d’AWE a explosé (avant d’être supprimé depuis suite à un problème de copyright). Calvin ayant depuis décidé de quitter la bande pour se consacrer à sa carrière solo, ce sont quatre paires de bras qui nous délivrent aujourd’hui Silicon Valley.

Si Les Cas Décollent, le premier LP du groupe, n’avait pas permis au High Five Crew (H5C) de s’aventurer véritablement en dehors du boom bap et du débit rap traditionnel, un virage a visiblement été opéré sur ce nouvel album. Ils  avaient prévenu leurs fans, plusieurs mois auparavant : ils allaient sortir de leur zone de confort artistique et s’atteler à proposer un son neuf.

Que contient donc ce Silicon Valley ? On l’a écouté pour vous (bon en vrai y’a que moi, le reste de la rédaction se touche encore sur le nouvel album de La Femme) et on a essayé de décortiquer l’objet !

Silicium

L’album s’ouvre sur Silicium, un morceau d’introduction qui s’acquitte de son rôle à merveille : renseigner sur l’évolution et les nouvelles ambitions artistiques du High Five Crew. Exit les samples soul et les drums hip-hop, place à des humides accords de Rhodes, à des claps gorgés de reverb et à des percussions drill dans l’ère du temps. Dommage cependant qu’il n’y ait qu’Assassam qui se prenne réellement au jeu du morceau, avec une écriture délicate et une diction chantonnée qui conviennent parfaitement à l’atmosphère imposée par la prod de Fendi Caprio.

Kaléidoscope

Mais Kaléidoscope, premier single et track clippé du projet, poursuit l’effort de Silicium et accomplit avec brio ce qu’il semblait vouloir faire ! Eden Dillinger est brillant, son couplet très mélodieux fusionne parfaitement avec l’incroyable instrumental d’Olgoy, dont je vous conseille de parcourir le Soundcloud. Le couplet à fleur de peau de Spider ZED fait mouche, «Est-ce que ne pas les contredire c’est les croire ?» se colle dans un coin du crâne et le clippage de son «chapitre» est très fort. LecHad reste dans son personnage mais ne s’y englue pas. Sa façon de faire comprendre qu’il rêve d’évasion mais que, quand il y parvient, il ne désire plus que retrouver sa solitude et son cocon, pique l’intérêt. Assassam est dingue, le mec se balade entre pluie de métaphores bibliques et champ lexical des couleurs avec une aisance perturbante… Au delà de la qualité des couplets, c’est le concept du morceau et du clip qui force l’admiration.

LecHad explique sur la page RapGenius de l’album que le titre «Silicon Valley» fut choisi parce que le groupe aimait ce symbole du laboratoire où idées et ambitions différentes s’associent pour créer un objet d’art cohérent et l’offrir au monde. C’est exactement ce qu’il se passe ici ! Eden en mode mafioso classieux parle de la nuit et de la ville, Spider ZED parle de solitude et de doute, LecHad parle de flemme et de médiocrité, Assassam parle de… tout. Tout le monde rappe ses thèmes de prédilection et assume son style, on notera d’ailleurs le changement d’instru qui est opéré entre le passage d’Eden, plus « trap » et celui de Spider, plus traditionnel. Et pourtant il y a une vraie synergie dans Kaléidoscope, une étrange impression de destins liés, de destins qui se croisent, renforcée par le délire des chapitres et le refrain «5 murmures ne font qu’un dans mon kaléidoscope».

ONO

Puis ONO débarque, et ajoute une nouvelle couleur à la palette du H5C, avec une ambiance plus… dance ? Quoiqu’il en soit, il s’agit d’un très bon morceau de A à Z. La prod de Spider ZED est ultra efficace, ainsi que le refrain légèrement autotuné, simple mais catchy. Le contraste, autant dans le clip que dans les lyrics, créé par notre gangster national Eden Dillinger qui tape ses gestuelles dans un terrain de chasse ou devant une mairie de campagne entouré de Spiderman, Harry Potter et Calimero (#streetcred) est hyper marrant. Tous les couplets sont très bien rappés, Spidey Gonzales affine son art, lâche quelques superbes lignes (« Si on s’entend pas, pourquoi se péter la voix ? ») et est d’ailleurs très photogénique. Que ce soit la scène au bord du lac dans le clip de Kaléidoscope ou celle sur le toit dans celui d’ONO, la réalisation est toujours impeccable quand ce sont les passages de Spider ZED qui sont illustrés, c’est presque de l’imagerie de cinéma.

LecHad pose un très bon texte et un des meilleurs couplets de l’album, l’humour et l’autodérision dont il fait preuve semblent sans limite et ça donne beaucoup de relief à son univers. «J’suis pas né dans le biff, ni dans les bas-fonds» : cette ligne parlera sans doute à beaucoup. C’est là le malheur inattendu des gens qui naissent dans une famille pauvre mais loin des cités : leur enfance n’est ni dorée, ni bercée par des anecdotes et des histoires de gangster dont ils pourront se vanter plus tard. Elle n’est ni dure ni facile, il n’y a pas grand chose à dire dessus. Évidemment il ne s’agit pas de se plaindre de ne pas être né dans un quartier pourri, ce serait déplacé, simplement la médiocrité est frustrante.

Le texte d’Assassam, qui encore une fois dépasse l’entendement, se construit intégralement sur des références à l’univers d’Harry Potter. On repère quelques punchlines qui sont vraiment beaucoup trop lointaines pour les moldus («Fume la branchiflore, traque le respect au fond du Lac Noir» → le game est plié). Ah et il rappe bien aussi, il faut le préciser.

Heath Ledger

L’écoute se poursuit avec Heath Ledger, et c’est cette fois le duo Spider ZED/LecHad qui occupe l’espace. On retrouve la mélodie et le titre de l’admirable morceau clippé de Calvin Davey sorti en novembre. Le couplet de Spider est sympathique, on relèvera notamment la belle réussite technique construite à partir de l’assonnance en «é» et en «en». Mais ici c’est véritablement LecHad qui porte le morceau, avec un texte sombre, poignant et une interprétation quasi-théâtrale, stimulée par la prod de Pi qui sample une OST d’Elfen Lied. L’image des «tentacules de ténèbres» est fulgurante.

La Brigarde du Groove

Quand La Brigarde du Groove prend la relève, on ne peut pas s’empêcher de penser immédiatement aux interludes humoristiques que pouvait faire le Klub des 7 par exemple. On se souvient de la conversation téléphonique entre James Delleck et Fredy K ou encore du véritable sketch audio qui ouvrait le morceau L’Appel… Quoiqu’il en soit c’est une récréation marrante pour le H5C, qui contraste évidemment beaucoup avec la piste précédente.

T.C.E.D.R.E.V.M

Avec T.C.E.D.R.E.V.M (c’est pas avec des titres comme ça que vous ferez des tubes les gars), a.k.a «Taff Chômage Enfant Divorce Retraite Ennui Vieillesse Mort», les membres du  groupe offrent quelque chose qu’ils font rarement : un morceau à thème. Comme le titre l’indique, il s’agit ici de parler du pattern d’une vie moyenne, de l’avenir mais aussi de la mort, sujet qu’étonnamment peu de rappeurs français ont traité en profondeur jusqu’à présent (on pense à Vîrus par exemple). Le beat plus organique de Spidey marque un bref changement musical pour le projet : on a ici des boucles, des percus bien claires et des samples vocaux high-pitched.

Pour ce qui est du contenu lyrical, malgré des techniques et des habitudes d’écriture différentes, le constat est le même chez Assassam, Eden et Spider Zed. Une fois entraîné dans la course du temps et des hommes on s’affadit, on oublie ses vieux rêves, on ressent moins fort ; à partir d’un certain âge la mort est moins lointaine chaque jour, et comme elle peut survenir n’importe quand et sans raison, elle rend toute perspective d’avenir obsolète. C’est l’idée qui est développée, surtout par Eden et Spider : à quoi bon penser au futur et commencer des projets, alors que la mort peut venir tout balayer d’un coup si ça lui chante ? Très bel effort, le couplet de Spider ZED est superbe et on sent que les mecs ont cogité sur le sujet.

Rorschach

ATTENTION ALERTE CHEF-D’OEUVRE. Le meilleur morceau de l’album sans aucun doute ! Instrumental simple mais déchirant, textes de haute volée, beaucoup de grâce et d’émotion. Le thème du morceau est encore une fois assez original : le mensonge social, l’hypocrisie, la pudeur, tous symbolisés par l’image du masque. Dans ce Rorschach, en référence au personnage de Watchmen (qui est lui-même une référence au fameux test des tâches d’encre), les trois emcees traitent la question d’un point de vue différent. Ainsi Eden va plutôt consacrer son couplet au poids que représente cette «panoplie de masques», à comment elle plombe les hommes. Sur une annotation de RapGenius il a d’ailleurs utilisé le terme de «paranoïa» : en effet, puisque je suis moi-même conscient d’être hypocrite et de mentir en permanence, comment pourrais-je faire confiance aux autres ? Pourquoi seraient-ils plus honnêtes que moi ?

Quant à LecHad, il signe tout simplement le plus beau couplet de sa jeune carrière, optant pour une écriture très poétique et une diction de conteur qui rappelle celle de son formidable Vagues de Glace. C’est toujours très surprenant de le voir sortir de son personnage de loser, et ce morceau en particulier laisse deviner des capacités d’écriture vraiment excitantes. Ici il tente de décrire de quoi il est fait, de résumer le contenu de ce « parchemin qu’un monstre garde ». Il nous confie aussi la fragilité de son masque, d’autant plus après avoir écrit ce texte, qu’il semble considérer comme une véritable fenêtre ouverte sur ce qu’il y a dans son crâne («Et puisque t’écoutes tout ça, mon masque s’ébrèche»). Avant de conclure sur «Je suis jamais le même, mais je suis toujours moi»,  toute la commedia dell’arte au complet dans son regard, toutes ces personnes différentes qu’il peut être.

Et Assassam, comme d’habitude, est incroyable. Il parle ici au nom du «moi refoulé», le moi caché, le moi véritable. En s’adressant à son ingrate enveloppe charnelle, il lui rappelle qu’il était là quand elle en avait besoin. Il était là pour la soulager, elle pauvre Atlas de «ce monde riant sur ton dos blessé». L’image de la tête-de-loup (ce balai à long manche dont on se sert pour enlever les toiles d’araignées au plafond) est renversante… Le temps du test de Rorschach cependant, plus de masque, c’est le vrai moi qui parle. L’écriture est plus joueuse que jamais, on sera amusés par le coup du « compter les moutons »/  » Polyphème » ou celui du « abonder »/« ah bon des »

L’éclair Fou Camisolé du Lièvre Fratricide

Silicon Valley se ferme avec L’éclair Fou Camisolé du Lièvre Fratricide, titre dont le groupe a accouché en jouant au jeu du « cadavre exquis ». Il s’agit d’un morceau-concept dans lequel ils se sont imposés plusieurs règles de réalisation, notamment l’obligation de tout enregistrer en une prise. Cela donne forcément lieu à des bafouillages et des situations cocasses, mais l’idée de tout cracher sur la prod sans polissage studio voire même d’improviser est intéressante, et digne d’eux. L’initiative rappelle un peu celle de Fuzati qui disait avoir enregistré La Fin de l’Espèce en one shot, histoire de garder la chaleur et la sincérité du moment. Malgré la contrainte certains couplets valent vraiment le coup d’oreille, notamment le premier de Spider ZED, très prenant et bien soutenu par le ton sombre de l’instru. Shout out à LecHad pour la phase sur la Team Rocket, on reconnait les vrais.

LE BILAN

Silicon Valley est un album/EP très riche qui ne se laisse pas dompter dès la première écoute. Cependant, une fois les textes et les annotations disponibles, on se rend compte que ces types ont beaucoup à dire. Autant dans la réalisation vidéo que dans l’instrumentation ou l’écriture, on détecte un goût pour le travail bien fait. L’autre performance réalisée par le High Five Crew, c’est d’avoir réussi à rassembler des rappeurs très différents les uns des autres au coeur d’un projet cohérent.

Membre par membre…

Assassam est sans conteste l’une des meilleures plumes du rap francophone actuellement, il jongle entre les métaphores filées, les triple sens et les références comme si ce n’était rien, tout en conservant un débit extrêmement solide et une écriture technique bourrée d’allitérations et de rimes absurdes mais géniales (Mandraque au rap/ Mandragora, Mantra gore/Moindre accord…). Je vais tenter un parallèle avec Kalan (anciennement Kalams) de l’Animalerie, dont les textes, absolument incompréhensibles à l’écoute, se révèlent très fournis à la lecture – c’était le cas pour Magie Noire par exemple.

Spider ZED démontre qu’en plus d’être un rappeur solide à l’écriture parfois drôle et souvent super touchante, il est aussi un très bon producteur qui permet à ses collègues de déglinguer ONO comme il faut, ou bien de faire de Rorschach un morceau parfait. Et puis en costume de Spiderman il fera chavirer bien des coeurs.

Eden Dillinger a un potentiel dingue, et ça ne sera pas démenti par ses récentes sorties avec Django et surtout Lord Esperanza, ainsi que son Grünt qui a mis tout le monde par terre. A priori bien plus dans un délire trap et égotrip que ses collègues, ça ne l’empêche pas d’occuper une place de choix au sein du High Five Crew et, puisque l’un des gros intérêts du groupe c’est de réunir des personnalités très différentes, je ne vois pas en quoi ça poserait problème. Gros coup de coeur, attendez-vous à le voir monter en puissance !

C’est finalement LecHad qui je pense a le plus explosé sur Silicon Valley. Que ce soit dans la surenchère (Heath Ledger), dans un registre plus «humoristique» (ONO, autant le texte que le clip) ou dans un autre plus poétique (Rorschach), il brille de plus en plus lyricalement. Et ce qui est fascinant avec lui c’est l’honnêteté totale dont il semble être capable. Dans un style musical où il est tout de même vachement tentant de vouloir donner une bonne image de soi, LecHad prend le truc totalement à l’envers, expose toutes ses faiblesses, tous ses travers, comme une version moins pop et beaucoup plus tragique d’Orelsan.

Tout ce qu’on pourra finalement souhaiter aux gars du H5C pour la suite c’est de pouvoir continuer à créer sans être dérangés par des problèmes de copyright débiles, qui ont baisés AWE et ont bien failli nous voler ONO. Ils reviennent en tout cas avec un LP bien foutu qui devrait grandement satisfaire leur public, et auquel il serait bien compliqué de faire un réel reproche, si ce n’est qu’il est un peu court et que les 30 minutes passent vite !