Aujourd’hui, l’histoire du rap est morte. Ou peut-être la semaine dernière, je ne sais pas. J’ai vu un clip de Kekra, 10 balles :
Puis j’ai compris.
Hegel, Fukuyama et la fin
On doit à Hegel philosophe du début XIXème siècle la théorisation de la dialectique. Toute situation est un lieu de tension instable et va donc entrainer un mouvement. Un rapport de force va s’imposer puis s’inverser (l’antithèse contredit la thèse). Enfin, les protagonistes qui y prennent part vont se rendre compte du besoin mutuel de l’autre pour exister et trouver un équilibre (synthèse).
Cette pensée appliquée à l’Histoire pousse Hegel à considérer que les oppositions entre les divers groupes sociaux (prolétaires et propriétaires) sont un jour vouées à s’annihiler. Viendra alors la fin de l’histoire. Ce moment où plus rien ne pourra changer puisque plus personne ne voudra que la situation ne change.
Fukuyama a, à la fin du XXème siècle repris cette analyse en déclarant que la fin de l’histoire était enfin arrivée avec la chute du mur de Berlin. Le bloc soviétique détruit, la démocratie libérale allait se répandre sur tous les continents et aucune autre forme de gouvernement ne serait possible.
IAM, TTC et Booba
IAM
Mais l’Histoire n’est pas composée que de luttes. Celle du rap français est d’ailleurs des plus intéressantes.
On distingue ainsi plusieurs mouvances dans celui-ci. Au commencement, il y avait le rap old school, popularisé en France dans les années 90 avec des groupes comme IAM, NTM, Lunatic, … Rythme lents et entêtants, de la batterie et du saxo, des flows cadrés avec le beat, des récits de la rue et une volonté de légitimer un art dénigré, de faire connaitre la lutte d’une population ignorée.
C’est cette fameuse sous-culture d’analphabète qui ne parle que de viols, que d’agressions, que d’assassinats, que de meurtres.
TTC
Puis dans les années 2000 arrive le rap alternatif. En tête de proue, TTC, le trio de Teki Latex, Tido Berman et Cuizinier (celui-là même moqué par Yelle). Que de nouveautés : des instrus électros, des thèmes inédits, des flows nouveaux, des morceaux peuvent se jouer en 33 tours comme en 45 tours. Tout est à réinventer.
C’est le début d’un nouvelle ère. TTC en sont conscients (et en parlent très bien). Bien vite d’autres rappeurs profitent de cette liberté de forme : Grems, le Klub des Loosers, Svinkels, … Cette fabuleuse aventure est d’ailleurs conté par un documentaire : Un jour peut-être.
Si celui-ci a fait autant couler d’encre c’est que malgré tous les intervenants, il traite superficiellement le sujet mais surtout il apporte une analyse très imparfaite. En effet il serait complètement illusoire de penser – comme le documentaire y incite – que la scène alternative n’était qu’une parenthèse dans le hip hop.
Booba
Ce courant alternatif, différent, à part, a eu une influence décisive sur le rap. On peut prendre l’exemple d’un rappeur ayant traversé les âges : Booba.
Son album Mauvais Œil (2000 ; en feat. avec Ali) est un classique du rap old school. Et pourtant assez vite avec Ouest Side (2006), le duc commence à prendre des libertés : il rappe sur du Renaud ou de la musique baroque. Sur Lunatic (2010) le virage est confirmé. Le flow se fait technique et les instrus plus agressives. Mais c’est finalement avec Futur que Booba montre tout ce que l’électro peut apporter au rap : le meilleur comme le pire. La vague trap va déferler sur la scène française. La new school apparait.
Si cette partie de la new school rappe sur des instrus réservées autrefois à la scène alternative, les lyrics sont encore bien trop gangsta rap pour qu’on puisse assimiler les deux. Heureusement, le rap devient populaire auprès d’un pan plus large de la population et le rap de blanc peut se vendre. C’est donc auprès d’un nouveau public déjà conquis par le rap alternatif qu’Orelsan peut expérimenter et 10 ans plus tard sortir un Girlfriend (TTC) bis avec Saint Valentin.
Le rap alternatif est de retour mais plus que cela, il n’est plus alternatif. Preuve en est Orelsan déclare même : « Moi j’aime le rap, je fais du rap et j’aimerais bien qu’on me classe dans le rap, pas le rap « alternatif » ! »
Kekra : la synthèse
Mais alors quel rapport avec Hegel et Fukuyama ? Tout simplement la fin de l’histoire du rap, son actuelle immobilité. Le rap game est maintenant entré dans un 3ème volet : le dernier ?
L’ancienne école (thèse) s’est vue dépassée par le rap alternatif (antithèse) pour finalement l’intégrer progressivement à travers la nouvelle école et maintenant le rap contemporain (synthèse).
Le symbole de tout ça : Kekra. Alors que l’on le présente unanimement – à raison – comme le futur du rap, c’est finalement peu qu’il apporte depuis sa première mixtape. Oui il rappe sur de la grime, oui on ne se lasse pas de ses passages chantés sous auto-tune, oui ses rimes et références nous resteront indéfiniment en tête. Et pourtant, depuis le premier opus de Vréel, son rap évolue peu.
Si l’on voulait se risquer à une analyse globale des sous-courants (qui fera peut-être l’objet d’un autre article), on pourrait voir que le rap stagne.
Et pour cause, on ne peut rapper sur tout. Ainsi être plus pop que Lomepal reviendrait à faire du Eddy de Pretto, c’est à dire quelque chose qui ressemble plus à de la chanson française qu’à du rap. Être plus poétique qu’ARM serait basculer dans du Odezenne, qui malgré Sans Chantilly n’a aujourd’hui plus grand chose d’un groupe de rap – à part quelques clins d’œil. Quand Grems sort un album après avoir déclaré arrêter le rap, il explique que c’est pour faire la synthèse – mais en mieux – de tout ce qu’il avait pu faire avant.
Le rap est-il encore capable d’évoluer sous l’étiquette rap ? Rien n’est moins sûr… Quoi que… Fukuyama s’est trompé (le 11 septembre en est la preuve) et le rap a toujours su surprendre et venir là où on ne l’y attend pas. De toute façon, ça empêchera pas les amateurs de continuer à aimer ses rimes.
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