Analyse : Climax, le trip de Gaspar Noé

CLIMAX : NOTRE AVIS SANS SPOILERS

Nous avons eu la chance de voir en avant-première le nouveau film de Gaspar Noé à l’Étrange Festival. L’événement parisien le plus excitant pour les cinéphiles amateurs de genre est né en même temps que le cinéaste. Gaspar Noé, réalisateur sulfureux, provocateur, cinéphile, trash, … Les uns voient ses films comme de puissantes oeuvres coup de poing, les autres comme des objets prétentieux vides de sens.

Trois ans après Love, son film érotico-sentimental, Noé nous présente son nouveau cru. Climax, réalisé en 15 jours, avec des danseurs et danseuses professionnel·les. Il raconte une troupe de danse qui se retrouve dans un espace clos, pour répéter leur chorégraphie. Alors que la fête bat son plein, les personnages se rendent compte qu’ils ont été drogués à leur insu. Le film bascule, et le cauchemar commence…

Climax est le film synthèse de Gaspar Noé. Une oeuvre délurée invoquant les références cinéphiles du cinéaste. Le metteur en scène impose son style, et renoue avec son amour de l’expérimental. C’est mieux qu’Enter The Void, plus resserré, moins spirituel, plus viscéral.

Gaspar Noé a toujours déchaîné les foules, notamment à Cannes en 2002 pour la projection d’Irréversible. Pour Climax, il avoue être perdu face aux nombreuses critiques positives.  On prédit que Climax sera son plus gros succès populaire.

Si vous êtes amateur d’un cinéma différent, glauque, infernal et horrifique, courez le voir ! Et revenez lire la suite de cet article si le film a excité vos méninges. Les bandes annonces ne s’attardent pas sur le deuxième acte du film. Il est donc impossible d’analyser Climax sans le traiter dans sa globalité, tant l’oeuvre est complexe et à tiroirs.

Logo du film Climax

CLIMAX : NOTRE ANALYSE (AVEC SPOILERS)

Le calme avant la tempête

Climax s’ouvre sur le plan énigmatique d’une jeune fille en sang qui marche dans la neige. Puis le générique défile, comme si nous étions projetés à la fin du film. Gaspar Noé utilise à nouveau un procédé de narration qu’il affectionne : commencer son film par la fin. Il annonce la tragédie inévitable. Finalement, à part ce premier plan annonciateur, le film suivra une structure linéaire dans la lignée de Love.

Puis un plan fixe. Les protagonistes du film sont interviewés face caméra. Ils racontent leur amour de la danse, leur rapport aux drogues, leur relation aux autres. Les jeunes danseurs et danseuses parlent au spectateur, mais surtout à Gaspar Noé. La télé est entourée des références du cinéaste. On reconnaît Possession, Suspiria, et des livres aux titres prémonitoires (l’Aventure Hippie, Suicide mode d’emploi, Mon dernier Soupir…). Noé nous assène sa note d’intention dans l’introduction de son film. Les monologues permettent aux acteurs de glisser subtilement les névroses des personnages. Névroses qui ressurgiront dans le film quand le chaos s’installera…

Gaspard Noé dans Climax

L’utopie du vivre ensemble

Puis nous retrouvons la troupe sur la piste de danse. Si le film de Noé se révèle bavard dans son premier acte, sa caméra n’oublie pas de magnifier les chorégraphies. Les corps ondulés des comédien·nes forment une masse mouvante. Noé a casté des acteur·rices dont c’est le premier film, exceptée Sofia Boutella. Filmer des scènes de danse n’est pas une chose facile. Ici, Noé a opté pour le plan-séquence. Il prend le temps à sa caméra d’épouser l’espace, et au spectateur d’apprécier la beauté des corps. La séquence aura nécessité 16 prises, et le rendu est vertigineux.

Supernature de Cerrone, Born to be alive de Patrick Hernandez, les titres discos s’enchaînent. La fibre nostalgique 80’s nous touche. Noé évoque l’hédonisme des clubs. La musique est trop forte, mais nous donne envie de se lever dans la salle, et rejoindre le groupe. Les scènes transpirent du sentiment de liberté de la jeunesse dorée.

Le lieu du film est unique. La piste de danse est ornée d’un drapeau français à paillettes. Noé a des élans patriotes, et annonce fièrement en début de film : « un film français et fier de l’être ». Le film se passe en 1996, deux ans avant la victoire fédératrice des Bleus à la Coupe du Monde. Six ans avant l’accession au second tour de Jean-Marie Le Pen. Noé cristallise l’espoir d’une jeune génération black-blanc-beur en quête du bonheur en société. Ils sont unis sous le même drapeau strassé et pailleté, brillant d’espoir.

Noé rassemble une génération qui a grandi au moment de la révolution sexuelle. Le DJ de la soirée est incarné par Kiddy Smile. Il donne de sa personne et bénit la troupe de danseur·ses. En effet, l’artiste et producteur français a été connu pour importer sur la scène parisienne le voguing, une danse issue des clubs gays new-yorkais. Le film de Noé se révèle progressiste : il représente la communauté LGBT et évite clichés et lourdeurs.

Dans sa première moitié, Climax s’inscrit dans son précédent film Love, sulfureux dans sa manière de filmer la jeunesse. Quand ils ne dansent pas, la vingtaine de personnages discutent, font des commérages, se tripotent, se touchent, ils parlent de cul, de leurs histoires de coucherie… Ils vannent beaucoup aussi : le puceau du groupe devient un sujet de moqueries, la fille que tout le monde veut se taper un trophée inaccessible. Les personnalités de chacun se creusent au détour de dialogues décomplexés. Le quotidien du groupe est traité avec naturel. Deux actrices du film nous ont confirmé après la projection que les dialogues avaient été improvisés au moment du tournage.

Transe macabre

Gaspar Noé est fasciné par l’abandon de soi. Dans son cinéma, le moyen est souvent la drogue. Noé a même réalisé Enter the Void à partir de ses expériences de trips.

On attend le moment où Climax va basculer. La cause : une Sangria aromatisée aux hallucinogènes. Les premiers symptômes de la montée d’acide font tanguer les acteurs. Le spectacle fantasmagorique peut commencer, et il n’y aura pas de point de retour. La caméra se focalisera sur les déambulations du personnage supposé principal, incarné par Sofia Boutella.

Sofia Boutella dans Climax de Gaspar Noé (2018)

Alors que la drogue commence à faire effet, un générique psychédélique défile au milieu du film. Noé nous indique que les acteurs quittent le film car leurs personnages basculent vers un autre état mental. Ils brisent leur Moi (selon Freud, la partie de la personnalité assurant la conscience de soi et des autres), pour laisser ressurgir leurs pulsions animales. La danse devient transe.

Les acides changent la perception sensorielle des danseur·ses, et vont révéler la vraie nature des protagonistes. Les corps, jusque là harmonieux, en phase, se transforment. Les chorégraphies s’inspirent des classiques de l’horreur, et notamment les films de possession. Les corps en transe se contorsionnent. Le climat anxiogène cramponne le spectateur au siège. L’atmosphère devient étouffante, fatigante, on prie pour que ça s’arrête, mais on a du mal à détourner le regard.

Gaspar Noé a sûrement des réminiscences de ses cours de philo (il a étudié la discipline). La drogue amène les personnages vers la bestialité. Ils ne sont plus des danseur·euses qui transcendent leur corps par le geste, ils sont des animaux enragés. Les névroses des personnages exposés au début du film ressurgissent. Ils deviennent violent.e.s, ou paranoïaques, ou euphoriques, ou excité.es sexuellement, ou juste complètement défoncé.es. La cohésion de groupe émanante de la danse n’est plus. Plus d’esprit collectif, plus d’amitié, juste le chaos.

Leur trip laisse ressurgir leurs pulsions de vie, ils baisent ; et surtout leurs pulsions de mort, la meute s’en prend aux plus faibles. Tous nos sens sont alertés. Les scènes macabres sont amplifiées par la musique progressivement anxiogène. La succession de longs plans séquences nous font vivre le bad trip en temps réel. Les lumières esthétiques de Benoit Debie contre-balancent l’approche quasi documentaire de la réalisation.

Mais la deuxième moitié de Climax ne serait-elle qu’un trip visuel vide de sens ?

Psyché et Éros

Pour démêler Climax, il faut, je le pense, se plonger dans la mythologie grecque. Le film initialement intitulé « Psyché » nous ramène au mythe mythologique. Psyché est une fille d’une rare beauté, qui inspire une vive passion à Éros (ou Cupidon), la divinité de l’amour. Mais poussée par la curiosité, la jeune fille lui rend visite lors d’une nuit obscure. Alors qu’elle le contemple, une goutte d’huile de sa lampe tombe sur la cuisse d’Éros. La divinité se réveille aussitôt, s’éloigne, et laisse Psyché sous les griffes d’Aphrodite, qui lui fait vivre des supplices.

La question n’est pas de savoir qui, dans ce film, est Éros ou Aphrodite… Mais ce n’est pas un hasard si une des danseuses se prénomme Psyché. Le personnage nous vient de Berlin, elle a testé beaucoup de drogues, mais s’est éloignée de son colocataire de plus en plus accro. Un personnage étranger au groupe de danseurs pour la plupart français. On remarque en observant avec attention qu’elle est le plus souvent à l’écart du groupe, dans la position de celle qui observe.

La danse représente la passion. Les acteurs évoluent dans une salle en huis clos. Ils expriment leur fougue par le mouvement incessant de leurs corps. Ces personnages s’aiment, se déchirent, se caressent, se séduisent,… Qu’ils soient hétéros, bi, lesbiens, queer, les danseur·ses forment une foule en proie aux passions amoureuses. D’une certaine manière une représentation d’Éros.

Thea Carla Schott qui interprète Psyché est une actrice au physique androgyne, séduisante et virile, souvent en sous vêtements dans le film. Elle est la seule fille du groupe qui n’a pas le physique idéal imposé par les critères de beauté contemporains. J’y vois une référence aux standards de beauté des tableaux de la Renaissance, notamment ceux représentant Psyché :

Psyché et l’Amour – François GÉRARD (1798)

 

On apprend dans le dernier plan de Climax que Psyché a piégé la sangria, en y versant du LSD dedans. Dans le mythe, la goutte d’huile qui brûle l’épaule d’Éros, symbolise le stigmate du péché qui s’imprime dans notre chair. Ici, c’est la goutte de LSD qui fait basculer le film dans un bad trip horrifique. 

Le basculement est aussi à prendre au sens littéral. Noé l’applique à sa mise en scène, en retournant la caméra. Notez que la caméra effectue un 180° quand les personnages sont au climax de leur trip. Cela arrive 4 fois dans le film. Lors des 10 dernières minutes, toute la séquence est littéralement à l’envers, et offre au spectateur le même trip que les personnages. C’est éprouvant, et on a hâte que ça s’arrête.

La possibilité d’une Vie

Un gamin qui se fait électrocuter à cause de sa mère. Une femme enceinte qui se fait tabasser le ventre. Le seul personnage n’ayant pas pris de drogue qui finit congelé dans la froideur de la neige. Le trip cauchemardesque se termine par un carton empli de pessimisme : “Vivre est une impossibilité collective”. Le deuxième acte de Climax ne laisse pas beaucoup de place à l’espoir.

C’est pourtant ce qui se dégage de la dernière scène, qui fait respirer le spectateur après 45 minutes de cauchemar. Le film se termine sur l’apaisement des danseurs et des danseuses après le cauchemar. Sont-ils mort·es, endormi·es, ou juste victime d’une sévère gueule de bois ? Peu importe. La vie après la mort n’existe pas selon Gaspar Noé. N’oubliez pas que chronologiquement, le film se termine par le plan d’une femme enceinte dans la neige. La pureté du paysage semble célébrer un futur événement miraculeux : la naissance d’un enfant.

Climax, film pessimiste ou optimiste ? Gaspar Noé a toujours été un cinéaste de la dualité. Revenons au titre. Le climax, ça n’est ni l’enfer, ni le paradis, mais un peu des deux. Le climax, ce sont les expériences transcendantes qui ponctuent nos vies. Il peut se déclencher grâce à une performance physique (la montée de l’adrénaline due à la danse) ; grâce à une pulsion de vie (la montée de l’orgasme) ; grâce à une substance de synthèse (la montée de la drogue)… Il existe trois types de climax dans le film de Noé.

Dans la séquence de fin, le brillant montage différencie les trois issus possibles aux climax. La caméra retournée symbolise la mort, le passage vers l’autre monde, le climax de mort. Les personnages violents finissent dans le sang et le vomi. La caméra pivote et nous fait repasser dans le monde des vivants. Les autres personnages choisissent le climax de vie : la célébration de l’amour, c’est-à-dire l’orgasme. Ils terminent nus et enlacés. Le troisième climax est celui du personnage de Psyché.

Revenons au mythe. Touchée des souffrances qu’on lui inflige, Éros revient voir Psyché. Il l’épouse, et lui rend l’immortalité. Dans le dernier plan, la Psyché de Gaspar Noé préfère accéder aux paradis artificiels, en continuant son trip, quitte à ce que la mort la prenne. Elle se verse dans l’oeil un acide, et la goutte perle sa joue, comme une larme. La mort plutôt que la souffrance. Une lumière blanche aveuglante. Le climax ultime.

Dans le résumé du film, Noé part du postulat que : “Naître et mourir sont des expériences extraordinaires. Vivre est un plaisir fugitif”. L’abandon de soi (le climax) fait partie des expériences qui nous rapprochent de notre propre mort.

Climax est une réflexion sur l’envie assoiffante de vivre, qui nous mène à nous consumer. Un hommage à la Vie, dans toute sa dualité, entre extase et terreur.

Gaspar Noé nous livre son film synthèse. Un trip renversant, riche en symboliques, infernal et sulfureux
Réalisation
90
Scénario
80
Photographie
100
Musique / son
90
Direction artistique
80
Acteurs
70
Les points positifs
La caméra vertigineuse dansant avec les acteurs
La sublime photographie de Benoit Debie
Le trip visuel et auditif
Les points négatifs
Certains acteurs sonnent un peu faux
90
Note finale