Le temps passe et les programmes scolaires continuent de se pencher sur la question formidable des dystopies avec un manque criant de recul. En en faisant un mal absolu, on en oublie tout le côté relatif d’un cauchemar.
Qu’est-ce qu’une dystopie ?
La dystopie (ou contre-utopie) est une fiction dans laquelle, à l’opposé d’une utopie, tout irait pour le pire dans le plus mauvais des mondes. Alors que le néologisme de Thomas More signifie littéralement en aucun lieu (u- : préfixe privatif ; topie : le lieu), la dystopie est un lieu (ou une utopie) mal formé, mauvais (dys-).
Le genre a été popularisé grâce à deux romans d’anticipation : 1984 et Brave New World (Le Meilleur des mondes en français). L’intrigue plonge le lecteur dans des sociétés totalitaires où toute liberté, à commencer par celle de pensée, a été annihilée au profit de la doctrine de l’État.
Pourquoi le terme de dystopie est infondé
Néanmoins, il est absurde de penser que ces cas de figure représentent une horreur absolue à l’opposé des utopies. On apprend souvent au long de son parcours scolaire que 1984 fait froid dans le dos, que Le Meilleur des mondes est une sonnette d’alarme. Mais en réalité il n’en est rien.
Dystopie = utopie, la preuve par l’exemple(s)
Ce raisonnement a deux failles majeures. D’abord, il ne s’attache qu’à un personnage. Ensuite, il ne considère qu’une partie de l’histoire. Des preuves que les « dystopies » ne sont que des « utopies » se trouvent d’ailleurs au sein même des romans.
Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley
« Ce soir, je vais m’anesthésier
M’enfermer et m’enfumer […]
À chacun son soma »
Disiz – Passage Secret
L’œuvre d’Huxley, bien que moins connue que celle d’Orwell pose pourtant bien des questions. S’agit-il vraiment d’une dystopie comme le laissait suggérer son auteur ? Il y a en réalité de quoi douter.
Voyez plutôt comme le bonheur est garanti pour tous. Imaginez cette gigantesque société affranchie de la pyramide de Maslow. Plus besoin de sécurité puisque le régime l’assure, plus besoin de relations puisqu’elles sont libres, plus besoin de reconnaissance puisque l’on ne pourra jamais s’affranchir de celle intrinsèque à sa classe et enfin plus besoin de réalisation de soi puisque l’on a du soma.
Le conditionnement à la naissance et le soma (la drogue euphorisante du livre) sont les clés du bonheur. Les deux permettent d’éloigner la tristesse, la réflexion et l’ennui. Quoi de mieux pour atteindre la félicité ?
Qu’il est étrange de considérer une cité-monde mettant enfin le bonheur à portée de tous comme un cauchemar. Oui, le bonheur est dû aux drogues et alors ? A-t-on déjà reproché à quelqu’un le moyen de parvenir à son bonheur ? Plus personne ne critique l’artificialité du cinéma et pourtant elle permet au même titre d’arriver à un état d’euphorie passager.
Reste alors le cas de ceux qui ne s’intègrent pas à la société. Il faut croire qu’Huxley a tout prévu et que ce n’est pas un problème. Ainsi, si la société ne leur convient pas, on leur propose un exil avec les autres rebelles. L’État a prévu les solutions à ses propres limites !
1984 de George Orwell
Dans une moindre mesure, 1984 peut aussi avoir des aspects plus proche de l’idéal que du cauchemar. On a tendance à considérer la souffrance de Winston comme la preuve de la vicissitude de la société orwellienne. Mais c’est là, un jugement quelque peu hâtif. Il faut rappeler que le livre ne retrace qu’une partie de la vie du personnage, de l’éveil de sa conscience à sa mort.
Du reste, il nous dit bien peu de choses de la jeunesse du héros. Si celui-ci ne se réveille que si tardivement c’est sans doute qu’il a pu être heureux de la même façon que nous savons parfois l’être dans notre société déshumanisée.
Mais aussi (et surtout), il est décrit toute une période où il se sent pleinement citoyen de l’Oceania. À la fin du livre, Winston finit par être exalté à chaque victoire de l’AngSoc. Que demander de mieux de retourner dans cet état d’émerveillement perpétuel d’habitude propre à l’enfance ?
Il faut ensuite replacer cette histoire dans son contexte. Au moment où Winston devient docile il ne devient jamais que pleinement citoyen. C’est donc de façon générale la société qui baigne dans cet état d’exaltation permanent.
« Le pouvoir n’est qu’un type particulier de relations entre individus » Foucault
On peut d’ailleurs s’interroger sur l’absence de mouvement révolutionnaire. La surveillance est massive certes mais elle l’a été aussi en URSS ou en Chine et des rebellions ont bien eu lieu.
Utopie = dystopie, preuve du corolaire par l’exemple
L’opposé se vérifie tout autant. Les utopies des uns peuvent vite devenir les dystopies des autres. Il est assez ironique de voir que les premières utopies aient de nombreux traits de dystopie.
La République de Platon
Dès le départ, le concept de cité modèle semblait avoir quelque chose de biaisé. Dans la République, Socrate (et donc Platon) veut bannir la poésie, mettre les femmes en commun tel des moyens de production et arracher les enfants des bras de leur parents pour leur éducation. Un programme charmant.
L’Utopie de Thomas More
Écrite en 1516, l’Utopie de Thomas More (créateur du néologisme) n’est guère plus enviable. Dedans, tout un chapitre est consacré à l’esclavage. On apprend alors que dans cet exemple universel de cité parfaite, « tous ces esclaves sont assujettis à un travail continu, et portent la chaîne. »
Preuve sans exemple
« Et sans doute notre temps, préfère l’image à la chose » Feuerbach
À choisir, mieux vaut vivre dans un paradis artificiel que dans une réel enfer. C’est sur ce point qu’échouent toutes les critiques faites aux dystopies. Il n’y a en réalité qu’un problème de point de vue.
Critiquer une dystopie, c’est projeter son propre système de valeur dans un contexte où celui-ci devient caduc. Il ne s’agit pas de dire qu’il faut préférer la tyrannie d’un homme à celle d’une majorité, il s’agit de comprendre que l’on en perd la capacité.
Qu’est-ce qui justifie la démocratie, le poulet du dimanche et le foot entre amis ? Le plaisir que l’on y prend. Mais si ce plaisir est obtenu autrement, au nom de quoi devrions-nous y renoncer ?
L’être humain (voire l’homo eoconomicus) n’est guère différent du rat qui ne s’oriente que selon ce qui lui procure le plus de bien-être. Une dystopie c’est avant tout un endroit où on a remis le bonheur individuel au centre de toute considération. Dire que cela est fait pour endormir la population et éviter les révolutions et les émeutes n’a dès lors plus aucune utilité argumentative. L’État a rempli son rôle : rendre l’individu plus heureux que s’il n’existait pas ou qu’il était différemment organisé.
Dans un prochain épisode, nous verrons pourquoi et comment les concepts de dystopie et d’utopie doivent être abandonnés pour rendre à nouveau la littérature intéressante.