Se souvenir de la ferme (il faudrait)

Longtemps, j’ai détesté les animaux. Mous, imparfaits, organiques, hors du temps, je les haïssais autant que j’aimais l’informatique et ses algorithmes prévisibles. Je les ai pourtant de nombreuses fois croisés morts dans mon assiette (quand ma bonne conscience me le permettait).

Et pourtant, au détour d’une fenêtre de train, se produit parfois une surprise. Il est encore possible pour les jeunes urbain·e·s de s’apercevoir que le contenu de son pot de sauce bolo, jadis, était en vie. Nulle n’est ici ma prétention de faire ici l’éloge du véganisme. Je butterais contre bien trop d’arguments spécistes.

J’aimerais néanmoins dresser un constat et un parallèle que m’ont inspiré le choc (oui) de voir la vie hors de la ville.

La réification du vivant

Force est de constater qu’avec le temps nous avons réifier les animaux. Ils sont devenus le moyen de la survie de l’être humain[1] et non plus des êtres vivants. L’été 2016 nous aura montré comme Pokémon Go répond à un besoin d’émerveillement par du vivant que ne remplissent plus les zoos. Cette année encore la fréquentation de l’exposition TeamLab à la Villette aura été record quand la désertification des campagnes continue.

L’exposition teamLab : Au-delà des limites proposait au visiteur de colorier des animaux qui prendraient vie IRL (?) grâce à des vidéoprojecteurs.

Peu à peu, on est allé·e·s jusqu’à façonner l’animal pour répondre aux besoins de l’humain. Le troupeau est devenu nourriture. Le poulet est maintenant un simple chainon dans la transformation de l’œuf en nuggets.

La réification de l’humain

Mais, cette façon de considérer l’Autre comme un objet ou un moyen, n’est jamais que la même chose que ce que nous faisons avec l’humain. Les questions du veganisme et celle de la fraude aux impôts ne sont finalement pas si éloignées.

Elles dérivent toutes deux de l’individualisme de nos sociétés modernes sans vies. Pourquoi avoir autant de mal à verser ses impôts ? Parce que l’on ne sait même plus à quoi (et surtout pour qui) ils servent. À compenser la fin de l’ISF ? À payer le RSA d’un feignant ? À financer les absences d’un député à l’Assemblée ? D’ailleurs pourquoi ce même député est-il absent quand il doit représenter un peuple bien présent ?

Individus marchant dans une rue à la Orange Mécanique version cyberpunk ©CC0
Le cyberpunk met en relief la façon dont les individus se renferment sur eux-même à mesure que la société se déshumanise

Si la société a de plus en plus de mal à faire corps, c’est qu’elle oublie de plus en plus qu’elle n’est jamais qu’un amas d’individu·e·s conscient·e·s. Les conditions de travail dans les hôpitaux, l’ubérisation et le low cost, le statut de cheminot, la sélection à l’Université, le constat est toujours le même. Qu’importe le ressenti de l’autre, il n’est jamais qu’une partie de l’engrenage, un moyen d’avoir son dû ou son salaire indirect. Lorsqu’on le fustige pour avoir failli à sa tâche ou parce qu’il coûte trop cher, pas un moment, on ne prend plus en compte ses émotions et contraintes que celles du bœuf au moment de manger son steak. On se dit « c’est son boulot » comme celui du bœuf était de finir à l’abattoir.

On oublie que quand « le système » souffre c’est autant de consciences, bien matérielles qui s’abiment. On oublie aussi que c’est en revanche ce même « système » qui a amené l’individu où il en est aujourd’hui. L’État, les entreprises deviennent des bouchers qui mettent des prix sur des conditions de vies.

Retourner à la ferme

En ce sens, le retour à la ferme (qu’il soit une expérience de pensée ou de vie) n’est pas forcément l’occasion de devenir vegan. Il s’agit avant tout de la nécessité de repenser notre rapport à l’Autre comme on le ferait à l’échelle qui permet de scinder le(s) vivant(s). Celle qui nous donne l’occasion de se rappeler que l’Autre est aussi une part de soi. Que le bœuf que je frappe a mal, au même titre que le juif du Marchand de Venise. Cela ne veut pas forcément dire que je dois arrêter, simplement que je ne dois pas l’ignorer.

Lorsque l’on blâme l’autre c’est bien souvent qu’on l’a déshumanisé. Le rencontrer c’est chercher à le comprendre. À part Nadine Morano, qui oserait dire en allant à la rencontre d’un migrant et de son histoire qu’il est finalement indésirable ? En prenant conscience de l’individualité de l’autre c’est le sortir de la masse et lui redonner sa dignité.

C’est tout le sens de la phrase de Brice Hortefeux (« Quand il y en a un ça va. C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes »). Le problème n’est pas qu’il y ait eu beaucoup d’arabes, mais qu’il n’ait pas vu qu’ils étaient beaucoup de « uns ».


[1] Considération relativement ironique quand on sait les gazes à effet de serres que relâchent les élevages intensifs…