En faisant l’éloge de la vie en groupes, Jean-Claude Michéa pose un regard critique sur l’individualisme contemporain. Mais alors que le philosophe y voit ses racines dans le libéralisme de marché systémique, Evangelion y voit une conséquence de comportements de replis individuels.
Michéa, la philosophie et l’histoire économique pour comprendre l’individualisme
Classé à droite par les intellectuels de gauche, et à gauche par ceux de droite, Jean-Claude Michéa est un des penseurs vivants les plus intéressants. Critique de la modernité, il aime les traditions et la nation.
« Je préfère être réac’ depuis qu’ils disent être le futur »
Lucio Bukowski – L’Homme Vivant
Néanmoins, Michéa reste anticapitaliste. Pour lui, la « gauche » en s’ouvrant au libéralisme philosophique est devenue capitaliste. Elle a donc perdu son combat.
Il fustige, de fait, les « droit de l’hommistes » qui suivent l’idée selon laquelle les individus devraient pouvoir jouir de la liberté la plus absolue pourvu qu’ils ne causent pas préjudice à autrui. En effet, contrairement aux croyances de certains anarcho-capitalistes, les libertés des uns empiètent forcément sur celles des autres. C’est ce que l’on observe, par exemple, lorsque des néo-ruraux font des procès aux agriculteurs dont les animaux font trop de bruit.
« Si seulement nous avions le courage des oiseaux qui chantent dans le vent glacé »
Dominque A
Finalement, ce libéralisme a priori uniquement philosophique, a morcelé la société en individus. Ayant pris conscience qu’ils ont également un intérêt personnel à faire primer, ceux-ci réclament des droits individuels au lieu de vouloir faire corps et s’unir. Ce qui énerve Michéa, ce sont notamment ces étudiant·e·s Américain·e·s qui ne supportent plus la contradiction et se regroupent dans des safe spaces.

L’incompatibilité entre économie de marché et « gauche »
Parmi ces droits individuels, on retrouve les droits économiques dont celui de contracter. Les individus, ayant de plus en plus recours aux contrats entre personnes, se détournent du contrat social.
Le libéralisme philosophique les conduit à fuir un État qui aliène inutilement leurs libertés. Immanquablement, celui-ci devient aussi illégitime pour réguler la société que les échanges économiques.
On arrive donc à détruire la dichotomie libéralisme économique / libéralisme philosophique ; les deux allant toujours de paire. Cela n’est pas sans rappeler la façon qu’a le Conseil constitutionnel de censurer des lois encadrant les pouvoirs des grandes entreprises au nom de la « liberté d’entreprendre« .
Neon Genesis Evangelion, la souffrance à échelle micro pour comprendre l’individualisme
Néanmoins, Neon Genesis Evangelion, apporte bien d’autres éléments pour comprendre l’individualisme.
Schopenhauer, les porcs-épics et les Absolute-Terror Fields
L’une des forces de la série et du film Evangelion est d’expliquer pendant 740 minutes une théorie très simple. Celle prônée par Schopenhauer dans sa parabole des hérissons (ou du porc-épic) : les relations humaines sont difficiles mais nécessaires.
« Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur vie intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses manières d’être antipathiques et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau«
– Arthur Schopenhauer, Parerga et Paralipomena (§396)
Contrairement à ce qu’explique Michéa, il n’est ici nulle question de libéralisme. D’ailleurs, l’anime aurait pu se situer dans une autre économie que celle de marché, cela n’aurait rien changé à la morale.
Evangelion se centralise sur la souffrance qu’entraine la relation avec autrui. Dans un premier temps, il y a la peine éprouvée personnellement à ne pas se sentir considéré comme on l’aurait aimé. Dans un deuxième temps, l’affliction de voir que l’on peut aussi faire de la peine, que l’on peut blesser. Et enfin, cette communication impossible à mi-chemin entre la mise en garde et le constat.
Misato et Shinji sont terrifiés à l’idée d’être blessés. Tous deux sont dépourvus de ce positivisme qu’affichent les héros, et je pense qu’ils sont les derniers qualifiés pour ce rôle. Et pourtant, je les ai bien choisis comme tels. On m’a dit un jour « vivre, c’est changer ».
– Anno Hideaki, communiqué de presse, 1995
À l’opposé de Michéa, Evangelion parle de la difficulté à échanger avec l’extérieur. Parler c’est s’ouvrir, c’est laisser l’autre découvrir ses failles. L’écouter, c’est être renvoyé à sa propre solitude, à sa propre souffrance et ne pas pouvoir être compris à cause d’un mode de pensée trop différent.
L’individu dans les interactions entre corps, une ethnologie des groupes
Néanmoins, Evangelion n’oublie pas qu’en formant des relations (si futiles soient-elles), les individus sont capables de former des groupes et des masses.
On retrouve ainsi un certain écho aux observations d’Hubert Montagner en application dans Neon Genesis Evangelion. Le psychologue a observé pendant des heures comment se comportaient des enfants de 1 à 6 ans.
Il apparait que ceux-ci se constituent en plusieurs groupes ayant chacun leurs caractéristiques propres. Dominants-agressifs, leaders, dominés-leaders, dominés-craintifs, enfants à l’écart (ou dominés peu gestuels), sont autant de termes qui peuvent nous rappeler des personnages d’Evangelion.
Hubert Montagner observe que ces différents groupes ont une manière de ne (pas) communiquer très différentes les uns des autres. Tous ne sont pas aussi à l’aise pour le faire et les groupes de dominés se replient généralement sur leur propre groupe sauf en cas de conflits.
Sociologie, philosophie et communication : Redmond, Habermas et Wittgestein
Anno ne s’est pas contenté d’observer les enfants et les adultes en groupes. Il a pu observer comment ces groupes interagissaient dans l’ensemble. On peut ainsi opposer plusieurs générations qui se font face, s’opposent et ne se comprennent pas.
Ces générations peinent à communiquer car elles peinent à se comprendre.
« Quand bien même un lion saurait parler, nous ne pourrions le comprendre. »
– Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques (1953)
Il y a en fait là quelque chose du lion de Wittgenstein voire de l’éthique de la discussion d’Habermas. Les modes de pensées sont trop opposés, les références trop étrangères pour que leur façon de voir les choses soient compatibles.
L’impossibilité de se faire comprendre en devient chronique. Dès lors, à qui bon chercher à communiquer, à aller vers l’autre ? Shinji ne cherche plus de réconfort auprès de Misato, Gendō ne tente même plus d’argumenter auprès de la SEELE, l’équipe de la NERV ne songe pas même à discuter les ordres de Gendō si incohérents leurs semblent-ils.
Pulsions et replis
Mais Evangelion va plus loin en alliant Schopenhauer à la psychanalyse freudienne. A travers les longues et nombreuses introspections orales psychanalytiques des personnages on comprend à quel point la communication implique aussi sa personne.
À cause de leurs problèmes, les personnages ne peuvent aller vers les autres tant ils leur renvoient leurs propre doutes et souffrances.
Anno déclarera même vouloir créer « un complexe d’Œdipe à plusieurs niveaux ». Les figures parentales se superposent grâce à la dichotomie entre âmes et corps et la présence d’anges ancestraux.
Vous l’aurez compris, la série multiplie les explications du peu, voire d’une absence totale de communication. Loin des thèses de Jean-Claude de Michéa, les racines de l’individualisme sont à chercher dans un repli sur soi-même, lié à la difficulté d’être en société.
Comme le dira Anno lui-même après avoir re-regardé sa série quelques années plus tard :
« Cette série est vraiment intéressante, n’est-ce pas ? Je ne l’avais jamais remarqué auparavant. »
Hideaki Anno
Bibliographie
Partie Evangelion
- Blog Chez Xavier, Evangelion Hideaki Anno
- Hubert Montagner, L’enfant et la communication, chapitre 6 et 7
- Page Wikipedia italienne de Neon Genesis Evangelion
- Bounthavy Suvilay (Res Futurae), Neon Genesis Evangelion ou la déconstruction du robot anime
- Redmond Dennis, The World is Watching : Video as Multinational Aesthetics, 1968-1995 (cité par B. Suvilay)
- NovaCorp, La Dépression dans Evangelion
- Wisecrack, The Loneliest Anime – The Philosophy of Neon Genesis Evangelion
- Dorkly, Why Evangelion’s Horrible Ending is Actually Amazing
- André Green, Eros et Thanatos
Partie Jean-Claude Michéa
- Le Journal de la Philo, Le Loup dans la bergerie socialiste
- La Grande Table des Idées, Le « pourtoussisme » a-t-il dévoré le socialisme ?
- Répliques, Y-a-t-il une alternative à la société libérale ?
- L’invité des Matins, La gauche contre le peuple ?
- Le Comptoir, Jean-Claude Michéa : « La gauche doit opérer un changement complet de paradigme »
- Aude Lancelin (Marianne), Michéa face à la stratégie Godwin
- Aude Lancelin (Marianne), Jean-Claude Michéa: « Pourquoi j’ai rompu avec la gauche »
- Marc Riglet (L’Express), Jean-Claude Michéa et la religion du progrès