Parler de soi. Quel que soit le sujet. Voilà le nouveau crédo que semble avoir imposé YouTube. Plus-ou-moins implicite, celui-ci imprègne tout le contenu de la plateforme. À la racine du mal, le désir de notoriété des vidéastes et des algorithmes.
Un petit tour dans les trends YouTube est souvent révélateur. Si on enlève les clips et best-of, la tête de l’auteur de la vidéo ressort souvent sur la miniature. De même les « je », « mon » et « me » sont omniprésents dans les titres.

Quiconque a déjà navigué sur le web de fin des années 2000 sait à quel point YouTube s’est métamorphosé. À l’époque des clés WEP et de l’ADSL, YouTube n’avait pas encore été assailli par VEVO et autres networks. Sur le site prospéraient les vidéos familiales, humoristiques (souvent volées), les diaporamas faits sur Movie Maker montrant Goku Super Saiyan 9 et les lolcats[1].
Aujourd’hui, une exigence vient tirer les programmes vers le haut. Si cette concurrence a le mérite d’augmenter la qualité du contenu, elle a aussi le défaut de décourager les petits créateurs[2]… ou plutôt de les orienter vers un certain format : parler d’eux, à la cool.
Le watch time, meilleur ennemi de l’internaute
Peut-être l’ignorez-vous mais, l’algorithme de YouTube prend en compte le watch time pour déterminer la qualité d’une vidéo. Si la durée de vidéo regardée est importante comparée à la durée totale de celle-ci, alors c’est que le spectateur a pris du plaisir à la suivre de bout en bout et qu’elle est intéressante.
Avec cette bonne intention, né un problème pour le créateur : comment faire pour accrocher le spectateur ? Si certains n’hésitent pas à poser une problématique à laquelle ils ne répondront qu’à la fin (voire pas du tout), d’autres choisissent une stratégie plus perfide d’érotisation. Derrière ce terme, nulle question de pratique sexuelle mais simplement de proximité entre celui qui émet le message (le YouTubeur) et celui qui le reçoit (l’abonné). Or, s’adresser au récepteur pour lui raconter sa vie, son intimité le décourage à zapper.
La chambre, le regard caméra, la communication hors du temps
Il faut voir que la plupart du temps, regarder une vidéo YouTube, c’est faire communiquer deux intimités.
D’abord, celle du créateur qui s’installe le plus souvent dans (un décor recréant) une chambre. Les lumières sont parfois même tamisées, comme si le témoignage était en fait une confidence.

De l’autre côté il faut voir que la façon de regarder YouTube a changé. Contrairement à la télévision qui impose distance face à l’écran, les vidéos sur internet sont souvent regardées depuis un lit ou sur un téléphone à distance de bras. L’écran est physiquement plus proche et se pose dans un espace devenu bulle. La relation humain-écran en devient alors intime.
Tout l’enjeu pour le vidéaste est alors de créer une illusion de communication directe, de dialogue avec le spectateur. On le retrouve ainsi souvent à hauteur de caméra, la fixant durant toute la durée de la vidéo. En résulte l’impression qu’il s’adresse directement à la personne qui regarde la vidéo.

Ce sentiment d’interaction fait naître un affect. Le piège est maintenant refermé. Pour le spectateur, arrêter la vidéo signifie maintenant raccrocher au nez à un ami venu directement lui raconter ses pensées. Seule solution pour éviter cela : regarder la vidéo dans laquelle on a été pris en otage. Le syndrome de Stockholm permet ainsi d’augmenter le watch time.
YouTube money, YouTube fame : marchandisation de sa life
Le fonctionnement de la régie publicitaire de YouTube incite aussi au format long. Le créateur est ainsi libre d’augmenter le nombre de publicité si la vidéo dure plus de 10 minutes.
Dans un premier temps, cela a incité les vidéastes à rallonger leur format. Dans un deuxième, cela a tout simplement standardisé cet usage. Ceux qui s’inspirent de ces vidéastes adoptent en effet à leur tour cette durée devenue référence.
Il faut dire que faire une vidéo ça prend du temps et de l’argent
On peut alors procéder à une analyse économique de la création de vidéo. On s’aperçoit alors que les coûts de production d’une vidéo tournée vers l’intime sont bien moindres que les autres. À durée de vidéo égale, un créateur n’a pas besoin de dépenser autant de temps en recherche, montage ou déplacement. De plus, il est à la portée de tout comédien de parler de lui devant une caméra. À l’inverse, les vidéos documentaires, par exemple, nécessitent des efforts d’écriture et de recherche conséquents.
Pour tout débutant qui se lance sur YouTube, il apparait dès lors plus rentable et simple de mobiliser ses impressions et ressentis plutôt que ses connaissances. Alors qu’il pourra toujours trouver meilleur vulgarisateur, il trouvera plus rarement quelqu’un de plus talentueux que lui pour raconter sa vie. Certes, il faut du talent pour raconter des histoires mais il pourra l’acquérir avec le temps. Même s’il devait parler d’autre chose que de lui, parler de lui pourrait quand même l’aider à « meubler » ces fameuses dix minutes.
La loi du plus original
Mais ce phénomène agit aussi en retour sur les vidéastes plus sérieux. Même pour les leaders de ce marché, une concurrence peut venir de la vidéo à la demande (Netflix notamment). L’une des façons les plus faciles de se démarquer n’est alors plus la qualité mais (encore) l’intimité. Sur ces plateformes, la plupart du temps, les documentaires abordent les sujets derrière l’œil froid du narrateur présent partout et visible nulle part. Il peut dès lors apparaître comme une réelle valeur ajoutée pour le YouTubeur que de mettre ses pensées ou son personnage en scène.
Conclusion
Que ce soit explicite ou non, provenant de YouTube ou d’une standardisation, le créateur se doit d’obéir à des logiques encourageant la divulgation de son intimité. Ce n’est donc pas forcément par choix (conscient) que le vidéaste montre sa vie.
Article co-écrit avec Milàn Hindson
[1] Aujourd’hui, les lolcats sont une sorte d’effet Mandela. L’imaginaire collectif voudrait que les internautes passent du temps à les regarder alors que ça fait bien longtemps qu’ils ont lassé tout le monde (sauf le lectorat de Topito).
[2] Comme nous l’expliquait Davy Mourier, plus personne n’aimerait s’ennuyer à regarder une vidéo purement amateur. Pourquoi se fatiguer à décrypter du 480p avec un son peu/pas traité quand des webséries cofinancées par France 4 existent ?