Gia Nguyen

William Blanc : “On crée des mondes imaginaires car le réel n’est pas satisfaisant” (interview)

Dans son ouvrage Winter is coming l’historien médiévaliste William Blanc analyse le caractère politique de la fantasy depuis sa création au  XIXème siècle. De Morris à Martin en passant par Tolkien et Miyazaki, cette fiction est un art contestataire.

Venu à la Fête de Lutte Ouvrière pour une conférence intitulée « Une brève histoire politique de la Fantasy », William Blanc discute de son dernier ouvrage avec une foule passionnée. Décontracté, souriant et muni d’une mallette remplie de photographies illustrant ses propos, c’est entre deux autographes que nous rencontrons ce grand bavard à la blague facile.

Underlined : Vous êtes historien. Comment l’idée d’écrire un ouvrage sur le caractère politique de la fantasy vous est venue ?

William Blanc : J’ai d’abord étudié le Moyen-Âge puis j’ai glissé vers le médiévalisme. Je me suis intéressé à la manière dont le Moyen-Âge est perçu à l’époque contemporaine, comment il a été réimaginé. Ce Moyen-Âge fantasmé devient aujourd’hui plus important en matière de production culturelle que le Moyen-Âge historique.

Pourquoi le cadre fantasy est souvent placé dans un médiéval idéalisé ? et non une autre époque ?

Depuis le XIXème siècle, le Moyen-Âge constitue “l’Autre”, l’altérité de l’Occident moderne. Au début du XIXème siècle, l’Occident se crée deux ailleurs pour mieux se définir. Le premier, géographique et religieux, s’incarne à travers la création de l’orientalisme. Le second est temporel, c’est le Moyen-Âge, un peu sombre, un peu étrange. 

L’antiquité était associée à une époque de raison, de rationalité que l’on a tenté de retrouver à la Renaissance. La modernité est perçue en ce sens comme la continuité de l’antiquité. Or, c’est cette modernité qui est critiquée par la fantasy.

Bien que majoritairement médiéval, on va trouver des traces des autres époques aussi. Par exemple dans Game of Thrones, on retrouve des traces d’antiquité à Braavos notamment ou à Meereen et ses grandes pyramides… Néanmoins, le coeur de l’univers, Westeros, est médiévalisé.

La ville fictive de Braavos dans l'univers fantasy de Game of Thrones
Dans l’univers de Game of Thrones, Braavos apparaît comme une incarnation de l’Antiquité au milieu d’un univers médiéval

Mais la fantasy se déroule aussi souvent dans un contexte orientalisé. Dans Game of Thrones, le cadre est hybride. Il y a aussi les Dothrakis, l’architecture des maisons de Port Real ou encore Dorne qui sont orientalisés.

Comment expliquer le succès actuel de la fantasy ?

Le succès de la fantasy vient du fait que l’on soit en pleine crise du monde moderne notamment par rapport au problème écologique. Le public va naturellement s’intéresser à un genre qui a été formé comme une critique de ce monde.

Même lorsqu’une œuvre ne fait pas directement une critique de la société on va s’y référer. L’exemple de Game of Thrones, avec la devise “Winter is coming” est éloquent. À partir de 2011, le public y a vu un message écologique malgré le déni initial de George R. R. Martin.

Aujourd’hui, on retrouve des pancartes et banderoles reprenant la devise dans des manifestations écologiques. De plus, des fêtes médiévales ont lieu partout en France. Il y a cinquante ans il n’y en avait aucune sous la forme actuelle.

Quel rôle politique joue la fantasy ?

La fantasy est influencée par la politique puis l’influence à son tour. Le simple fait de créer des mondes imaginaires est un processus politique. On imagine des ailleurs car le réel n’est pas satisfaisant.

Ça peut aussi être de l’escapisme par lequel on s’évade de la réalité. C’est frappant chez les premiers à avoir écrit de la fantasy comme William Morris. Il en a un usage politique assumé, cette dernière lui permet de promouvoir un monde qui ressemble à l’utopie socialiste dont il rêve. Il va aussi mettre en avant des personnages féminins dans ses romans. À l’époque, l’Angleterre victorienne était extrêmement misogyne.

Même si Tolkien va toujours nier faire de la politique, on retrouve, comme chez Morris, le refus de l’industrialisation du pays et de la destruction de la nature. Ces deux thèmes sont un peu le fil rouge de la fantasy selon moi. 

Tolkien se défendait de faire de la politique. Pourtant son œuvre a une portée idéologique.

Pour Tolkien, je pense que c’est lié à ce qu’il a vu pendant la Première Guerre mondiale qui l’a marqué à vie. Il a été marqué par les tranchées, il est tombé malade pendant la bataille de la Somme où il a perdu des amis. Il a vu la modernité industrielle comme une arme de destruction avec des tanks.

Pendant sa convalescence il écrit sa première nouvelle, La chute de Gondolin, dans un univers qui va ensuite devenir la terre du milieu. Il décrit la destruction d’un royaume légendaire par une armée d’orques et de dragons. Les dragons ont une apparence métallique et crachent des flammes… comme les tanks.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la fantasy parle du réel en passant par un détour imaginaire. L’œuvre de Tolkien est politique car elle parle du concret au travers de dragons, de nains et de chevaliers avec des épées.

C’est aussi quelqu’un qui déteste la notion de pouvoir. Il perçoit la politique comme une lutte pour le pouvoir ; c’est pourquoi il refuse de s’y immiscer. Il est également fervent catholique. Pour lui, la solution au problème de l’humanité n’est pas politique mais morale. Il tient des propos politiques malgré lui.

Le Seigneur des Anneaux et Le Hobbit vont être interprétés notamment par la génération des Hippies comme des cris de ralliement invitant à l’action. On va même voir des militants de Greenpeace parler de Tolkien. Ce fut déroutant pour Tolkien car il était conservateur.

En revanche Hayao Miyazaki a toujours assumé ses idéaux politiques écologistes. Est-ce que c’est une différence de philosophie qui fait que le message est plus explicite ? de public ?

C’est aussi une différence de génération et de culture. De position sociale aussi je suppose : Tolkien c’est un professeur anglais qui cherche à cultiver le goût de la neutralité académique.

C’est peut-être aussi une différence de temporalité parce que Miyazaki est japonais, il a vu la modernité industrielle dans ce qu’elle a de plus horrible avec la bombe atomique. Ce traumatisme invite peut-être plus à l’action politique directe.

Capture d'écran de Nausicaa de la vallée du vent (Kaze no tani no Nausicaä). La fable écologiste porte en elle une dimension politique assez explicite.
Capture d’écran de Nausicaa de la vallée du vent (1984), fable écologiste et politique d’Hayao Miyazaki

Existe-t-il malgré tout des œuvres de fantasy ou de super-héros non politiques ?

Tout dépend de la définition qu’on prend de la politique. George R. R. Martin a reproché à des auteurs comme Terry Brooks, auteur du cycle de Shannara, de faire de la fantasy commerciale. Sorti en 1977, c’était un coup éditorial pour surfer sur la vague du succès de Tolkien. L’histoire se déroule dans un univers post-apocalyptique après une guerre atomique, qui retourne au Moyen-Âge. Même dans de la fantasy qui semble commerciale, il y a des allusions à la crainte de la destruction nucléaire. Est-ce politique ? Peut-être. Est-ce militant ? Sans doute pas. Mais il est indéniable qu’il y a des allusions à des problèmes politiques très concrets.

Même la création des jeux de rôle a un aspect politique car c’est des gens qui ont voulu fuir la guerre du Viêtnam en créant des univers médiévalisés. Après, ce n’est pas parce qu’on joue à une partie de Donjon & dragons qu’on va devenir un militant écolo. 

Quelle créature de fantasy est la plus politique selon vous ?

Les dragons sont un bon exemple. Omniprésents, leur conception évolue au fil des mentalités. Au début du XXème siècle, c’étaient quasi-exclusivement des personnages négatifs, chez Tolkien on peut les assimiler à des tanks.

Aujourd’hui de plus en plus les dragons sont des personnages positifs proches des humains. C’est constitutif d’un changement de mentalité profond par rapport aux animaux. Les dragons représentent cette nature dont on veut se rapprocher.

Daenerys Targaryen, personnage de fantasy issu de Game of Thrones, face à son dragon Drogon
Daenerys face à un dragon dans Game of Thrones. Parfois menaçantes, parfois humaines, les créatures illustrent le rapport ambivalent de l’homme à la nature.

Les orques, c’est une image un peu (post-)coloniale assez complexe. Tolkien les associe presque à des machines ou à des Orientaux, un peu comme des créatures de Frankenstein, des machines à tuer qui n’ont pas de pensée propre. Aujourd’hui, de plus en plus, les orques dans la fantasy deviennent des créatures sympathiques. On retrouve l’idée de mondialisation, le monde s’élargit et se décentre de l’Occident.

À la fin de votre ouvrage, vous abordez des thèmes tels que l’écologie des dragons, la métaphore de l’hiver… Si vous deviez rajouter un chapitre ça serait quoi ?

Je pense que je parlerais des pirates. De plus en plus, la fantasy en met en scène. Si on reprend la théorie de l’historien américain Marcus Rediker, le pirate est une révolte contre les premières formes d’industrialisation. Le bateau marchand, le voilier du XVIIIème siècle dans son fonctionnement est une préfiguration de l’usine. Ce n’est pas un hasard si on en retrouve dans des oeuvres de fantasy – y compris dans Game of Thrones avec les Fer-nés, les Greyjoy.

Il y a un côté presque anticapitaliste chez les pirates. Vu que la fantasy est aussi née d’un rejet de la modernité industrielle. La fantasy pirate prend de plus en plus d’ampleur, à l’image du succès de One Piece.

J’y consacre d’ailleurs mon prochain livre, co-réalisé avec Thierry Guitard, Les pirates expliqués aux enfants, petits et grands qui sort en octobre 2019 aux éditions Libertalia.

Et vous, vous n’avez jamais songé à écrire de la fantasy ?

J’ai écrit des nouvelles dans le temps… Mais je n’ai jamais été publié et il vaut mieux oublier cette idée car il faut un talent que je n’ai pas (rires). J’aime ce que je fais aujourd’hui et je compte bien continuer dans cette voie.

WINTER IS COMING, Une brève histoire politique de la fantasy (2019) de William Blanc, 144 pages, 8 € est édité aux éditions Libertalia, de même que Super-Héros, une histoire politique (2018).