L’instant : être trop jeune pour connaître l’ennui (2/5)

Deuxième épisode de notre enquête sur la gestion de l’instant. Chez les jeunes, celui-ci n’existe plus.

Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre.
Pascal, Pensées

Gérer son temps suppose de pouvoir le contrôler. Pour les enfants et jeunes adolescents, la question de la gestion de l’instant ne se pose donc pas tellement : ils n’en sont pas maîtres. Les cours se finissent à 16 heures 30, pas de vie professionnelle ou associative à développer en parallèle non plus. L’ennui est sans doute ce qui résumerait le mieux mes années collège (avec mon mal-être peut-être).

Mais, en regardant la production culturelle qui leur est destinée, on a souvent l’impression qu’il leur faut oublier le vide. Sur TikTok, l’Instagram 100% vidéo des 12-18 ans, les dates n’apparaissent pas plus que la durée des posts. Le silence est inexistant. Les images se succèdent ou se répètent. On en oublie le temps et l’instant, on est absorbés.

@peoc_pet

Thư kì dt quá

♬ original sound – 축구계천상계

La fin de l’ennui

Les enfants et adolescents pourraient en être effrayés, mais il n’en est rien. L’application a une croissance exponentielle et fait des émules. Une autre, neverthink ne cache même plus son ambition : remplacer la réflexion par le divertissement. Elle propose d’entrer dans une boucle de vidéos sur des thèmes préfaits comme « mignon », « bizarrement satisfaisant » ou « infos ».

Un parallèle avec Las Vegas n’a alors rien d’hasardeux. Là encore le but est d’optimiser l’interface afin de retenir l’attention du client au maximum pour qu’il oublie qu’il pourrait faire autre chose qu’être là.

De ce point de départ, le constat alarmiste suivant est tentant : « l’ennui disparaît chez les plus jeunes ». Le plus triste là-dedans, c’est que peu de contre-exemples arrivent en tête en dehors des téléphones interdits en cour de récréation.

J’observe bien mon cousin de 12 ans les yeux rivés sur sa Nintendo DS même quand je lui parle ou un de mes élèves accro à League of Legends dont la mère est persuadée qu’il a des troubles du sommeil. Inexistants sont les adolescents que je croise à l’arrêt de bus sans rien dans les mains ni personne avec qui discuter.

Gare routière à Aix-en-Provence

Pour être exact, on pourrait plutôt dire qu’à force de vouloir être effacé, l’ennui est devenu chronique chez les adolescents. Ce n’est pas que leur vie est vide, mais, au contraire, qu’elle est trop pleine. Sans moments particulièrement excitants, il ne se passe jamais particulièrement rien. Dès lors, rien n’est susceptible de créer un intérêt. L’ennui est latent.

Cela se lie avec un autre phénomène : la frontière virtuelle et réelle ne se marque plus comme avant. Par exemple, pourquoi faudrait-il davantage culpabiliser de voir une vidéo sur son écran de smartphone que de se la faire décrire par sa camarade, elle bien réelle ? Le téléphone s’imbrique aussi bien dans son emploi du temps, que dans sa relation aux autres, que dans sa perception du vrai.

Dans Retour Vers Le Futur 2, un écran ne suffit plus à divertir

Et seul sur un banc, on s’amuse certainement plus sur Instagram que dans ses pensées. On ressent aussi plus de sentiments, des milliers. On esquisse des sourires aussi vite que l’on s’attriste. Mais qu’en retire-t-on en fin de compte ? Rien. C’est un voyage dont on ressort indemne.

Son téléphone, c’est un moyen d’éviter de se confronter à ses pensées, de rêvasser jusqu’à prendre du recul, réfléchir à son avenir, à sa finitude voire à sa mort. C’est prendre conscience de la brièveté de l’instant. Inconfortable et angoissant.

Le FoMO comme seul lien au présent

La notion du temps qui passe n’est néanmoins pas tout à fait absente chez les jeunes. Les réseaux sociaux n’utilisent la furtivité de l’instant que pour rendre les jeunes addicts. Nul besoin de cours de marketing pour se rendre compte de l’omniprésence du « FoMO » (Fear of Missing Out), la peur de rater quelque chose.

Les stories (Instagram ou Snapchat notamment) ne sont accessibles qu’un instant, 24 heures. Après quoi, tous ces moments se perdent dans le temps comme les larmes dans la pluie.

Cela permet de ritualiser l’accès au réseau, mais aussi de créer une sorte de suspense, d’intérêt, d’anti-ennui. Tous ces contenus arrivent à capter l’attention des jeunes qui peuvent se dire « il faut que je me connecte maintenant car demain ça sera trop tard ».

Human after all, un cerveau programmé à s’ennuyer

Si aujourd’hui les écrans sont si décriés, c’est car comme l’explique le pédopsychologue Damien Piro, le cerveau gagne à s’ennuyer.

Lors de l’inactivité, le cerveau se stimule tout seul, activant les aires de la créativité. Les enfants et adolescents en se concentrant sur leur téléphone ne musclent pas ces zones à un âge où les neurones sont en train de se relier pour permettre un développement rapide du cerveau.

Apprendre à s’ennuyer apparaît plus que jamais comme une nécessité douloureuse.

Notre enquête

Au fil des recherches et des témoignages, on se rend compte que plusieurs façons d’envisager l’instant coexistent et que l’on peut l’étudier d’autant de façons différentes. D’où un découpage de l’enquête façon feuilleton :