Les influenceurs qui prétendent vivre l’instant, le font-ils vraiment ? Derrière leur volonté d’être dans le moment présent se cache une peur de la perte.
Je me suis organisé
J’ai rempli mes deux mains de trucs pour n’pas m’ennuyerOdezenne – Maux doux
Partant du constat que la gestion de l’instant est une question contemporaine cruciale quand l’ennui semble appartenir à un temps révolu, j’ai voulu savoir si l’on pouvait encore accepter de regarder en face sa perte.
Tout part d’un #challenge de Maxime Barbier, un serial entrepreneur, influenceur LinkedIn et fondateur de MinuteBuzz (devenu VerticalStation). Depuis 4 ans, « Max » filme son quotidien. Après un burn-out, pour remplir ses journées de petites satisfactions, il se lance des défis. Son animal totem pourrait être un chien qui se jetterait son propre bâton.
En bref, Max, c’est une fuite quasi-maladive de l’ennui. Parfois, il mentionne son angoisse face à la solitude en story. Un rendez-vous au restaurant annulé auquel il ira quand même, histoire de se retrouver seul pour apprendre à ne plus « paniquer » quand ça arrive, par exemple. Pour accepter la morosité de la solitude, il conseille un autre exercice : prendre une vingtaine de minutes et compter jusqu’à mille. D’après lui, l’expérience permet de faire le vide en se concentrant sur une chose à la fois.
1, 2, 3, …, 1 000
Le défi est tenant : accepter l’ennui, accepter de perdre des instants de vie uniques et irremplaçables pour… compter inutilement.
Autant se l’avouer, c’est quasi-impossible sans préparation. En comptant jusqu’à 1 000, on n’oublie pas plus l’instant que l’on ne supporte de le perdre. Pendant 25 minutes, j’ai essayé tant bien que mal de ne pas perdre mon compte, de rester concentré, de me rassurer en me disant que l’exercice avait un sens.

C’est d’ailleurs peut-être parce que j’ai eu cette logique que ça n’a pas marché. Sans doute, aurais-je dû davantage me laisser porter. J’ai probablement attendu avec trop de ferveur le moment où je réussirais à me détendre pour qu’il vienne… Trop attaché à rentabiliser mon instant.
On s’attache
Et quelque part, inutile de s’en blâmer. Plus concrètement, un tri dans ses photos de téléphone en atteste. La plupart d’entre elles n’ont plus aucun intérêt une fois le moment passé. Les photos de concert, de feux d’artifices ne sont prises que pour nous rassurer en nous persuadant qu’on pourra revivre cet instant.
On peut aussi remarquer que la chute dans les ventes des appareils photo numériques au profit des smartphones montre que l’époque préfère l’idée du souvenir à son esthétique. Qu’importe de ne pas pouvoir faire de réglage, le plus important est le souvenir tel qu’on l’a vu, tel que l’on pourra se le rappeler.
Ressayer d’accepter la perte avec le développement personnel
Je me suis dit que pour réussir le défi comme Maxime, je devais me mettre en mode Maxime. J’ai continué de m’inspirer des influenceurs de développement personnel.
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J’ai donc suivi Louleclair, un influenceur TikTok de 21 ans. Québécois, végétarien militant et fan de fitness, ses vidéos se succèdent et se répètent pour expliquer à ses abonnées qu’il faut qu’ils « [prennent] du temps pour faire un jogging, respirer les feuilles, être dans la nature, pour juste être dans le moment présent ».
Les injonctions, il les multiplie.
« Tu peux utiliser les réseaux sociaux pour te changer les idées mais dis-toi que t’as un temps limité sur terre. À partir des actions que tu vas prendre, tu vas bâtir ton futur, ça commence maintenant »
argumente-t-il par exemple dans une de ses nombreuses vidéos verticales de 40 secondes.
@louleclair1 Comment tu vas aujourd’hui? 🌱💪🏽 ##teampommier ##teamshape ##bonnenuit ##québec ##longueuil ##montréal ##teamquebec
♬ son original – louleclair1
Dans différentes pastilles, il lui arrive aussi d’asséner des façons d’éviter de souffrir.
« Prends l’opportunité d’être dans le moment présent, de t’en rendre compte et de sourire, y a pas de problème. Les problèmes sont dans le futur et dans le passé mais jamais dans le présent. Prends soin de toi. Je t’aime. »
@louleclair1 Respire.. ca va aller. 💙🍎 ##teamquebec ##quebec ##tempommier ##louleclair ##rienquepourtoi ##pourtoii
♬ son original – louleclair1
Des influenceurs comme lui, il y en a plein. Maxime Barbier en fait quelque part aussi partie quand il projette de se tatouer autant de cercles noirs que d’années vécues et autant de cercles vides que d’années à vivre.

Vivre le présent
Ne me restait donc plus qu’à être dans le présent. Encore restait-il à savoir ce que cela signifiait. Quand je suis en examen, je suis dans le présent, et pourtant, je galère. Quand je ne fais rien, je suis dans le présent, et pourtant je n’ai pas envie d’y être.
J’ai mis du temps à comprendre pourquoi, moi, je n’arrivais pas à supporter l’immobilisme dont tous ces influenceurs pouvaient vanter les mérites. Et puis j’ai trouvé. Vivre dans l’instant présent c’est en fait tout l’inverse de réfléchir à l’instant présent.
Leur pensée n’est pas bien différente de celui qui médite en se recentrant sur lui en méditant. Ce que prônent ces influenceurs, c’est simplement de se concentrer sur le réel immédiatement perceptible plutôt que sur l’instant lui-même. À l’inverse, penser son présent, c’est, penser au point en équilibre entre passé et avenir. On réfléchit aux deux pour en faire la synthèse et voir que tout ce qu’on a vécu, c’est passé vite.
Il serait même illusoire de croire que l’on peut se concevoir, sans regarder comment l’on s’est construit ni à quoi l’on aspire. C’est quelque chose d’aussi important qu’angoissant en fin de compte.
Notre enquête
Au fil des recherches et des témoignages, on se rend compte que plusieurs façons d’envisager l’instant coexistent et que l’on peut l’étudier d’autant de façons différentes. D’où un découpage de l’enquête façon feuilleton :
- Épisode 1 (introduction) : le défi contemporain de la gestion du temps
- Épisode 2 : ces jeunes qui ne connaissent pas l’ennui
- Épisode 3 : les influenceurs lifestyle qui se servent du développement personnel pour ne pas affronter de vivre l’instant
- Épisode 4 : en prison, le temps qui ne passe pas
- Épisode 5 : chérir l’instant, une condition humaine