A l’occasion du festival de la BD d’Angoulême, l’éditeur Glénat a décidé de republier un one-shot de Yukito Kishiro titré Ashman, un manga en un tome centré sur le motorball issu de l’univers de Gunnm.
Le FIBD d’Angoulême a été l’événement culturel de ce début d’année. Premièrement, il a eu lieu avant la propagation du Covid-19. Deuxièmement, il a été riche en événements liés aux différents types de BD, et surtout au manga, comme des rencontres avec Inio Asano ou encore Yukito Kishiro, l’auteur du manga culte Gunnm. A cette occasion, des splanches originales du mangaka ont été exposées, notamment celles d’un de ses mangas moins connu, Ashman.
Rien qu’en feuilletant les premières pages, on se rend compte qu’il est très différent de ce que fait habituellement l’auteur. Le ton comme le trait dénotent. Pour expliquer ce qui crée la singularité d’Ashman, il est important de replacer l’oeuvre dans son contexte et de comprendre les influences de l’auteur.

Genèse du Motorball, sport dystopique
Ashman commence à être prépublié en septembre 1995. À ce moment, Yukito Kishiro a arrêté sa série phare Gunnm. Dans ce manga dystopique et cyberpunk, une jeune fille cyborg nommée Gally a tout oublié de son passé. Elle vit dans un monde divisé en deux parties : Kuzutetsu, une immense décharge à ciel ouvert où la violence règne. Son rêve est de rejoindre Zalem, une cité volante dans laquelle l’élite vit.
Au cours du manga, Gally sera amenée à participer à un sport d’une violence extrême : le motorball. Cette activité rappelle par bien des aspects le film culte Rollerball de Norman Jewison. Des combattants en rollers s’affrontent dans une course à grand vitesse dans laquelle il faut récupérer un ballon et où tous les coups sont permis.
Lors de la prépublication de Gunnm dans le magazine « Business Jump », l’arc (l’intrigue scénaristique) ne rencontre pas à un franc succès. Kishiro est obligé de revoir ses plans et raccourcira cette période de son manga. Ce passage de l’histoire ne couvrira que deux tomes reliés au lieu des trois initialement prévus.

Pourtant, le motorball conquit peu à peu les fans avec le temps. L’arc devient l’un des plus appréciés et le plus représentatif de Gunnm. Cela s’est d’ailleurs confirmé avec la récente adaptation au cinéma Alita Battle Angel de Robert Rodriguez et James Cameron. La scène d’action se déroulant lors d’une course de motorball reste le moment le plus mémorable et intense du film.
Les idées noires de Kishiro
Après un terrible événement qui l’atteint physiquement et mentalement, l’auteur décide de stopper brutalement Gunnm alors que la série était sur le point de connaître une tournure inattendue en emmenant les personnages dans l’espace.
Cette histoire qui devait développer les origines martiennes de Gally arrivera en 2000. Gunnm Last Order divise néanmoins les fans. L’évolution du style graphique et de l’intrigue change certains événements de la série précédente et peine à convaincre. Entre la sortie de ces deux mangas, un spin-off de Gunnm paraît : Ashman davantage centré sur le motorball.
Dans Ashman, on suit la vie de Snev, un coureur de motorball qui n’a pas vraiment l’esprit de compétition. Sa spécialité ? Se crasher avant la fin des courses afin de divertir le public. On y découvre petit à petit son quotidien, en prise avec un traumatisme qui ne cesse de le hanter, dans un Kuzutetsu qui ne dit pas son nom.
Dessiné à une période où Yukito Kishiro se sentait au plus mal, l’auteur pensait sortir Ashman comme un doujin (un manga amateur ou indépendant). Il sera finalement prépublié dans le magazine Ultra Jump à partir de 1995. Ce qui frappe tout de suite dans le manga, c’est sa noirceur.
Graphiquement, Kishiro abandonne son trait détaillé et souple pour laisser place à un trait épais mettant en valeur le contraste entre le noir et le blanc. Le style fait écho à la principale inspiration de Kishiro pour ce titre : le comic Sin City de Frank Miller.

Quand Frank Miller rencontre Taiyō Matsumoto
Que ce soit dans Ashman ou dans Sin City, l’histoire est centrée sur des personnages tourmentés. Ils vivent dans une ville insalubre rongée par la violence et le crime mais essaient de trouver une issue à leur quotidien destructeur.
Autre point commun avec le comic de Miller : on retrouve une manière d’idéaliser les femmes. Elles seules sont représentées avec la nuance et la souplesse habituelles de Kishiro. Le contraste avec la noirceur et la dureté des autres personnages et décors unidimensionnels n’en est que plus frappant.

La manière de faire progresser le personnage dans sa quête de réponses à ses questions existentielles à travers une compétition sportive rappelle aussi le style de Taiyō Matsumoto. Dans Ping Pong, Smile, un protagoniste taciturne qui ne sourit qu’en jouant au tennis de table, rappelle Snev qui retrouve un semblant de liberté dans le motorball.
A l’inverse des œuvres de Matsumoto, il est difficile d’espérer une happy end pour nos personnages. L’oeuvre est plongée dans un pessimisme symptomatique de l’état de Kishiro à l’époque de la création du manga. Le mangaka dira d’ailleurs s’être inspiré du film L’Échelle de Jacob d’Adrian Lyne. Le film d’horreur montre le quotidien d’un homme tourmenté revenant de la guerre du Vietnam qui n’arrive pas à passer à autre chose. Le parallèle avec Snev est évident, que ce soit dans sa vie ou au motorball : tout est champ de bataille.
Ashman est donc bien plus qu’une oeuvre anecdotique dans la carrière d’un grand mangaka. C’est surtout un énorme melting pot d’influences qui cohabitent comme le faisaient les idées noires dans l’esprit de Yukito Kishiro. On sent que la création de ce manga lui a été thérapeutique. Le résultat a beau être sinistre, l’auteur réussira à traverser cette mauvaise passe et revenir vers Gunnm quelques années plus tard.