Malgré sa mort annoncée, la plateforme SVOD mobile Quibi continue de se développer en multipliant les changements de stratégies. Commentaire d’un requiem.
Un mois et demi auront suffit à montrer que le marché n’est toujours pas prêt à du streaming légal conçu pour le téléphone. Depuis son lancement le 6 avril 2020, Quibi multiplie les bévues.
Le contexte économique : un marché saturé
Au départ il y a le marché et ses limites. Par exemple, quel est le point commun entre TakeEatEasy, Ufo et Megabus ? Les trois sociétés sont mortes car, sur leur marché respectif (livraisons de plats, trottinettes électriques en libre service et transports en bus), les demandeurs n’avaient pas besoin d’autant d’offres.
Aujourd’hui, Quibi est face à la même impasse. Entre Amazon Prime Video, Apple TV+, Disney+, MyCanal et Netflix, on voit mal comment le monde pourrait ressentir le besoin d’un nouvel acteur sur le marché des service de vidéos à la demande (SVOD).

Les plateformes usent donc d’arguments marketing pour se différencier les unes des autres. Comme l’explique le PDG de Quibi lui-même :
« Dès que vous essayez d’être tout pour tout le monde, vous finissez par n’être rien pour personne »
Prime Video met en avant ses prix serrés et sa future adaptation de Tolkien. Netflix tente de diversifier ses productions et ses acquisitions sur des segments de marché peu explorés : le local (7. Koğuştaki Mucize ou Elite jouxtent les films de Truffaut) ou l’animation (Bojack Horseman, Devilman CryBaby complètent Jojo’s Bizarre Adventure).
Quelle fierté de t’annoncer l’arrivée d’une large sélection de films des plus grands réalisateurs de l’Histoire comme David Lynch, Charlie Chaplin, Jacques Demy, Xavier Dolan, Steve McQueen et d’autres…
— Netflix France (@NetflixFR) April 20, 2020
Dès vendredi, tu pourras retrouver 12 films de François Truffaut ! pic.twitter.com/m0wgVLfmml
Quibi : un produit au marketing risqué
Pour se montrer irremplaçable, Quibi a choisi sa combinaison. 1,1 milliard de dollars de dépenses en contenus pour la première année. Une cible courante : les millenials de 25 à 35 ans. Une façon originale de les toucher : des séries par « bouchées rapides » (quick bites). 10 minutes de vidéo 100% mobiles qui s’adaptent à la rotation du téléphone pour convaincre. On peut voir dans ce triptyque un péché originel : viser une cible sans pour autant complètement s’y adapter.
Tout d’abord, impossible de ne pas repenser aux échecs commerciaux de services de streaming similaires comme Studio+, YouTube Red ou Blackpills. Pour ne pas faire les mêmes erreurs, la société ambitionne de produire des films de qualité « hollywoodienne » en s’associant avec Steven Spielberg, Sophie Turner, Guillermo Del Toro ou Jennifer Lopez. Jouer dans la cour des grands a cependant un prix. Le budget de certains épisodes avoisine les 100 000 dollars par minute.
Or, investir autant est un pari risqué. D’abord, car tous les autres services de SVOD se sont déjà positionnés sur la production de blockbuster. Ensuite, car il y a peu à parier qu’il y ait besoin de matériel 4K pour des vidéos disponibles uniquement sur smartphone. De plus, l’argument du double-format vertical/horizontal semblait une plus-value suffisante pour ne pas avoir à payer des réalisateurs aussi réputés qui ne maîtrisent pas plus que d’autres le support de narration. C’est d’ailleurs ce qui transparaissait dans la stratégie marketing initiale : mettre en avant le service plutôt que choisir des séries d’appel.
L’entreprise mise sur des prix relativement bas (entre 5 et 8 dollars par mois). Mais sans possibilité de partage de compte, pas sûr que cela soit suffisamment attractif. Du fait du format de ses vidéos, Quibi devra aussi faire ses preuves face à TikTok, Instagram TV ou YouTube, eux gratuits.
Plus encore, le service se positionne sur un marché du divertissement et du temps libre. Netflix considère davantage Fortnite qu’HBO comme un concurrent. Quibi l’avait peut-être compris en prévoyant une interaction utilisateur-écran. Pourtant, on imagine difficilement des 25-35 ans se plaire à ce jeu. Il pourrait alors plaire aux adolescents. Il apparaît cependant hasardeux de penser qu’ils soient disposés à payer pour accéder à un film de Guillermo Del Toro découpé en série.
Une survie compliquée
La start-up tiendra-t-elle donc le coup ? Difficile à prédire. Sa directrice marketing, Megan Imbres, a quitté le navire trois semaines après le démarrage de l’application. Le PDG de la firme, Jeffrey Katzenberg a beau se rasséréner en expliquant qu’il attribuait « tout ce qui n’allait pas au coronavirus », le lancement est compliqué.
Une semaine après sa sortie le 6 avril, l’application smartphone comptait 1,7 million de téléchargements. C’est plus que ce à quoi les analystes s’attendaient, mais c’est bien moins que ce qu’il faudrait pour rentabiliser les 1,8 milliard de dollars levés pour le lancement. L’essai marqué a du mal à se transformer. Au 11 mai, avec 3,5 millions de téléchargements cumulés, l’application ne fait même plus partie du Top 100 de l’App Store. Alors qu’avec 90 jours offerts, aucun utilisateur ne paye actuellement pour le service, ils ne sont que 1,3 million à être encore actifs.

Quibi a donc réagi en abandonnant ses ambitions initiales le temps de la pandémie. Le coronavirus a laissé les Américains sans trajet en métro jusqu’au travail alors que le service était pensé pour. Une application officielle a donc été développée pour regarder les séries sur télévision. M. Katzenberg a même laissé entendre que la fonctionnalité pourrait perdurer par la suite. D’autres changements sont aussi à l’étude comme inclure une fonction de partage de séquences sur les réseaux sociaux ou un mode hors-ligne, ou encore supprimer les lives d’informations qui n’intéressent personne.
Quibi va mourir, vive Quibi
Néanmoins, la question de l’échec de Quibi est secondaire et la firme a déjà réussi son pari : remodeler notre façon de raconter des histoires.
Face à la concurrence des jeux vidéo sur ce grand marché de l’attention, la série doit sans cesse se renouveler pour donner plus envie. Bandersnatch en était un parfait exemple. Dans cet épisode de Black Mirror, le spectacteur devait choisir des actions pour changer le cours du récit. De la même façon qu’il s’était inspiré de « Chooseco », il n’y a nul doute que Netflix s’inspirera des logiques interactives de Quibi pour d’autres épisodes.
L’idée de sortir des séries par petit bouts à intervalles réguliers ou de ne les rendre visibles qu’à certaines heures de la journée reste aussi intéressante. Elle permet de créer une temporalité à même de ritualiser l’accès à la plateforme comme les stories Instagram. Maintenir les spectateurs en haleine garantit aussi une durée plus longue de leur abonnement.
Quibi pourrait aussi changer très concrètement la façon de contractualiser les séries. La start-up ne signe l’exclusivité de ses co-productions que pour deux ans. Après quoi, les créateurs et studios sont libres de ressortir la série sous une autre forme. Elle pourrait par exemple être remontée en film disponible en VOD. Le défi est lancé : réinventer en permanence son catalogue avec du contenu à forte valeur ajoutée ou désintéresser totalement le public. Dans la compétition entre les différentes plateformes de SVOD pour dénicher les meilleures producteurs et réalisateurs, Quibi trouve là un argument pour se démarquer auprès d’eux.