Cyberpunk 2077 : Un Punk qui se tient bien sage [Critique]

75

Cyberpunk 2077, le dernier jeu de CD Projekt RED (The Witcher) a joui d’un certain engouement plus ou moins justifié durant sa campagne promotionnelle. Son lancement ne fut toutefois pas de tout repos, notamment à cause de nombreux problèmes techniques.

Les fondations sont pas bonnes

Cyberpunk 2077 semble « condamné » à être un jeu mythique. Avant sa sortie et durant sa phase promotionnelle, il était ce chantier pharaonique, quintessence du jeu de rôles, synthèse sublime de l’esthétique cyberpunk. Un mythe qui devait devenir ce vers quoi l’industrie du AAA (des jeux chers) devait se tourner pour la décennie à venir. Après sa sortie, il restera néanmoins dans l’imaginaire des joueurs comme cette œuvre au mieux buggée sur PC, au pire injouable sur certaines consoles. Cet échec cuisant d’un studio qui s’est vu trop ambitieux, il le paiera au prix de sa réputation. Sans doute que dans 5 ans, les tops des « PLUS GROS BIDES DU JEU VIDEO » attribueront à Cyberpunk la première place. Les plus optimistes peuvent aussi imaginer un autre scénario. Celui du jeu qui, à force de patchs et de correctifs, arrivera à trouver sa rédemption comme No Man’s Sky.

Pour l’instant, qu’importe les différents futurs du jeu, Cyberpunk 2077 est surtout le symbole d’une industrie rongée par une culture de travail toxique. Le crunch est aussi dévastateur en coût humain que contestable dans son utilité. Derrière l’état technique catastrophique du jeu se cache en effet la figure de l’actionnaire. Il est avant tout le fait d’un management déconnecté des conditions de développement nécessaires à la réalisation d’un jeu.

Passée la mise en contexte, que vaut le jeu en lui-même ? Oui, il est certain qu’il n’exauce pas toutes les promesses qu’il a tant fait miroiter. Oui, il est certain qu’il est profondément décevant pour toutes personnes ayant fantasmé leur expérience. Malgré tout, si l’on met de côté cette hype superflue, l’œuvre s’avère intéressante, tantôt maladroite, tantôt efficace, tantôt frustrante, tantôt captivante.

Un très bel écrin..

C’est dans la ville de Night City que prend place le dernier jeu des créateurs de la saga The Witcher. Night City la mégalopole californienne, pur produit cyberpunk, fief des corporations ultra-capitalistes et bastion des gangs incarnant la face cachée du pouvoir. Une ville qui verra notre protagoniste V,  mercenaire de bas-étage, tenter de survivre pour devenir une « légende de Night City ». L’objectif relativement commun sera toutefois un merveilleux prétexte pour nous plonger dans cette cité gangrenée par les inégalités et théâtre des innovations technologiques les plus folles. CD Projekt Red s’applique minutieusement à présenter cette hybridation entre une low society et une technologie high-tech. Les prothèses cybernétiques sont déclinées partout. On les retrouve sublimes et raffinées pour les nantis de Westbrook comme grossières et surtout pratiques pour les ouvriers de Rancho Coronado. Les individus les plus riches peuvent s’assurer l’assurance médicale de la Trauma-Team, tandis que le peuple des bas-fonds doit se contenter des moyens du bord.

Si le studio polonais prend parfois les gros sabots pour mettre en avant ces inégalités flagrantes, il réussit tout de même à plonger le joueur dans cette ville de Night City. Derrière les néons et les publicités se dégagent des relents crades et poisseux. CD Projekt Red s’efforce par ailleurs de lui bâtir un lore solide. Chaque quartier a sa propre histoire et ses propres dynamiques sociales.

Pacifica, pour exemple, est initialement conçu pour être la vitrine touristique de Night City, la crise économique de 2045 empêcha le projet de se réaliser. Le quartier sombra peu à peu dans la misère et la violence. Les populations haïtiennes venues travailler sur les chantiers s’y installèrent, sous l’autorité du gang des Voodoo Boys. Le Pacifica dans lequel débarque le joueur (en 2077 donc) n’est plus qu’une zone sale et poussiéreuse. L’immense centre-commercial en ruine qui s’étale sur la côte comme symbole de cette déchéance.

Monde ouvert oblige, Night City est aussi et avant tout un terrain de jeu. Contrairement à la plupart des villes d’open-world de ces dernières années (comme GTA V en tête), elle ne s’étale pas sur des kilomètres. CD Projekt a préféré travailler sur sa verticalité : empiler les étages, perdre le joueur dans des rues qui s’emmêlent et se superposent. Night City est un petit bijou d’architecture. Le travail sur les éclairages plonge la ville dans une certaine torpeur. L’absence de temps de chargement (hormis au lancement et pendant certaines cinématiques) font du jeu une sorte de plan-séquence géant. Par tous ces aspects, l’immersion du joueur dans cet espace n’en est que plus facilitée.

…qui craint un peu en jeu

Mais malgré ses propositions esthétiques fascinantes, Night City se heurte à deux problèmes. La ville fourmille de quêtes : contrats, malfrats à éliminer, marchandise à récupérer, etc. À tel point que la carte en est quadrillée jusqu’à l’écœurement. À la manière d’un mauvais monde ouvert, une désagréable sensation de répétition s’installe passé le premier acte. Ce remplissage fragilise même la cohérence interne à Night City. L’immersion du joueur s’efface au profit de la désagréable impression que l’on doit en permanence courir d’un point à l’autre.

Cette artificialisation du terrain de jeu rencontre une autre lacune du jeu : son gameplay, et plus généralement les interactions avec l’univers. La communication de Cyberpunk 2077 mettait en avant la démesure de son système de jeu. Il se voulait être un pot-pourri de ce qui marchait le mieux au sein de l’industrie. Des fusillades rythmées et nerveuses, des phases d’infiltration dans la droite lignée des Deus Ex, des prothèses cybernétiques permettant de booster les différentes compétences de notre personnage (coucou encore Deus Ex), des dialogues à choix orientant le récit dans des directions différentes. Force est pourtant de constater que leur présence au sein du jeu est d’une certain fadeur. Les gunfights perdent vite de leur intérêt par cet étrange mariage entre des sensations de tirs « réalistes » et un système de barre de vie et de niveau des ennemis qui renvoient à un gameplay bien plus arcade. L’infiltration se heurte à un level-design presque caricatural dans sa façon de présenter ses chemins alternatifs et discret. Surtout, les fusillades et infiltrations sont ruinées par une intelligence artificielle déplorable. L’ennemi s’immobilise régulièrement en plein milieu d’un affrontement, fait preuve d’une cécité étonnante pendant les phases d’infiltrations, ou au contraire d’une omniscience absurde, capable de repérer le cadavre d’un de ses compagnons à travers les murs.

Mais ce n’est pas la où les mécaniques de jeu échouent vraiment. Si le gameplay est bancal, il peut quand même proposer de chouettes moments de jeu. Le véritable problème, c’est que ces mécaniques de jeu ne racontent pas grand chose. Elles semblent déconnectées du récit narratif de Cyberpunk 2077. Les différentes prothèses que l’on peut se procurer ne sont que simples bonus qui augmentent certaines statistiques ou débloquent telle habileté (sauter plus haut, asséner des coups de poings électriques, etc…). À aucun moment cela n’épouse une réflexion sur ce qu’implique cette modification du corps de V. Cela déçoit quand le jeu se plaît à traiter des questions d’âme, de conscience ou de corps, dans la plus pure tradition cyberpunk.

Il y a finalement deux Cyberpunk 2077. Le Cyberpunk 2077 que l’on écoute et que l’on regarde, celui qui fidèle au genre propose un écrin sublime et des thématiques qui renvoie à Blade Runner, The Technomancer, Akira, Ghost in the Shell ou à Deux Ex. Et le Cyberpunk 2077 que l’on joue, une sorte de GTA-like pur produit de divertissement, mosaïque de mécaniques incohérentes sans jamais que la pertinence qu’elles peuvent avoir avec l’univers du jeu ne soit questionnée.

Un univers pas très cyber-éthique

Et pourtant, Cyberpunk 2077 sait se montrer prenant. L’histoire de V ne se résume pas à celle, classique, du petit mercenaire voulant jouer dans la cour des grands. L’aventure de V, c’est aussi celle d’une existence qu’une puce blottie dans son crâne, « Relic », efface progressivement. Cette dernière abrite un construct de personnalité (comprendre « l’âme » d’un individu) , sa conscience et son inconscient. Cette même personnalité agit à la manière d’un cancer, effaçant peu à peu celle de l’hôte pour récupérer son corps.

Dans le jeu, la Relic contient la figure de Johnny Silverhand (incarné par Keanu Reeves), un rockeur terroristo-rebelle mort quelques dizaines d’années plus tôt après un attentat contre une mégacorporation. Un pseudo-révolutionnaire dépassé qui contraste avec la relative passivité politique de V. Cette grande gueule enragée apparaît et communique avec nous sous la forme de visions. Peu à peu, on s’attache à ce grand braillard, à ses incessantes remarques désagréables, puis à ses compliments, ses aveux et ses monologues convaincus. Notre lutte éperdue pour notre survie se mêle alors à une certaine mélancolie. Survivre impliquera d’effacer Johnny, de réduire au néant cette relation qui se tisse jour après jour. Alors, on s’échine à trouver une bonne solution, on va de piste en piste, dans une quête existentielle qui ne concerne plus seulement V, mais deux « âmes » douées de conscience.

Cyberpunk 2077 parvient surtout à nous faire ressentir de l’empathie pour ses personnages. Une voiture autonome qui se tient au bord d’un gouffre, prête à se jeter dans le vide pour pallier sa vacuité ; Goro Takemura, le garde du corps déchu, qui s’abandonne dans une quête de vengeance et de pardon ; Judy l’endeuillée, qui se rêve en héroïne de la cause des poupées (des prostitués formatés pour satisfaire les envies de chaque client) ; Panam ; River ; les Perralez ; Jackie, … Autant de figures touchantes et sensibles, broyées par la ville, chacune témoin d’une société qui court à sa perte.

C’est justement l’une des forces narratives du jeu de CD Projekt Red. Il n’est pas question de sauver Night City ou de rétablir le Bien. Night City nous a précédés et nous subsistera. Cyberpunk 2077 raconte surtout une histoire à hauteur d’hommes et de femmes. Derrière sa démesure technique et son budget titanesque, c’est un jeu qui dans le fond reste assez sobre.

Vous avez dit cyberpunk ?

Ce constat nous mène légitimement à une autre interrogation : Cyberpunk 2077 n’est-il pas un peu creux ?  Que raconte-il vraiment ? Cette Night City n’est-elle qu’un écrin magnifique et envoûtant, et rien de plus ? Tout simplement, Cyberpunk 2077 est-il vraiment la synthèse cyberpunk que l’on nous a promise ?

En un sens oui : c’est une synthèse et pas grand chose de plus. Une sorte de musée à ciel ouvert du genre. Il en convoque toutes les influences esthétiques : la décharge qui s’étale sur des kilomètres, les quartiers bardés de néon et d’idéogrammes, les corps chromés. De même, toutes les thématiques sont réunies : le rapport âme/corps, l’ultra-capitalisme, le cyber-espace, … Pour autant, elles ne sont jamais véritablement approfondies ou intégrées à un discours plus global.

Ce n’est pas véritablement un défaut. Une œuvre n’a pas forcément besoin de révolutionner le genre dans lequel il s’inscrit pour avoir de la valeur. Toutefois, contrairement à ce qui fut présenté, celle-ci n’est en rien majeure. Elle n’emmène pas le cyberpunk dans une nouvelle dimension. Cyberpunk n’est pas non plus ce monde ouvert révolutionnaire ou ce RPG qui ringardise le reste du paysage vidéoludique. Il est surtout un bon jeu au gameplay balourd et aux mécaniques souvent artificielles mais qui retiendra le joueur grâce à son histoire et sa beauté. Ni monument ni chef d’œuvre : tout simplement un bon jeu.

Cyberpunk 2077 : Un Punk qui se tient bien sage [Critique]
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